Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Duras et sa solitude

J'ai lu Duras pour la première fois en 1984, au lendemain de son émission spéciale avec Bernard Pivot, à Apostrophes. Comme nombre de gens, je me suis précipité sur son roman L'Amant, qui allait obtenir le prix Goncourt, et j'ai découvert par la suite une oeuvre puissante et profonde, sans jamais me laisser influencer par les nombreuses critiques à l'époque, qui prétendaient qu'elle n'était plus que l'ombre d'elle-même. J'ai donc consacré un article à son livre Écrire, ainsi qu'au nombreux entretiens, que l'on trouve dans un DVD publié par les éditions Montparnasse, pour le numéro 22 du Magazine des livres, qui avait été intitulé par la rédaction Écrire, forcément écrire. Je n'ai personnellement pas été convaincu par ce nouveau titre, que je ne trouve pas heureux, et j'ai donc conservé celui que j'avais choisi initialement, à la fois pour sa publication dans le recueil d'articles La Part de l'ombre, paru aux éditions Marie Delarbre, en 2010, mais aussi pour sa réédition dans un spécial Duras, consacré à l'ensemble de son oeuvre, par la revue Instinct Nomade, paru en mai 2021. Cet article est désormais en accès libre dans l'Ouvroir

« C'est dans une maison qu'on est seul. »
Marguerite Duras,
Écrire.

 

 

Marguerite Duras est au piano[1]. Elle est dans une maison de campagne. Sa maison de Neauphle-le-Château. Une demeure joliment meublée qu’elle a acquise grâce aux droits cinématographiques de son roman Un barrage contre le Pacifique. Elle répond aux questions de Yann Andréa. Elle parle de l’écriture. Elle veut parler de ça : écrire. Un entretien qui trouve une résonance dans un livre publié au même titre[2].

marguerite duras,neauphle-le-château,michelle porte,benoit jacquot,yann andréa,éditions des femmesDans ce lieu calme et tranquille, les confidences de l’écrivain, visant à parler de l’écriture, vont, au final, mettre en lumière la question de sa solitude. Voilà ce que j’aimerais montrer, mais voilà surtout ce que cet entretien va essentiellement découvrir. Écrire est toute la vie de Duras. Ne faire rien d’autre qu’écrire, tel que lui conseilla Raymond Queneau. Ça a été la seule chose qui a peuplé sa vie. Comme si autour, les êtres, ou les choses ne pouvaient entrer en contact, et briser cette immense solitude.

Il y a, pourtant, au centre du livre, cette histoire de mouche qui meurt. Peut-être parce qu'à l’inverse du reste des hommes ou des choses, Duras a pu aller à la rencontre de cette mouche. Dans la dépense de la « petite maison ». Duras attend Michelle Porte qui doit faire un film sur elle. Duras reste souvent seule dans ces « endroits calmes et vides ». Elle attend. Elle attend que Michelle vienne. Et, subitement, elle surprend une mouche, cet insecte que l’on nous a appris à haïr, se débattre contre la mort. Duras va rester plusieurs minutes, une bonne quinzaine, à observer, dans une posture proche du pire des voyeurismes, la vie d’une mouche s’arrêter. « Ma présence faisait cette mort plus atroce encore. Je le savais et je suis restée. Pour voir. Voir comment cette mort progressivement envahirait la mouche. Et aussi essayer de voir d’où surgissait cette mort. Du dehors, ou de l’épaisseur du mur, ou du sol. De quelle nuit elle venait, de la terre ou du ciel, des forêts proches, ou d’un néant encore innommable, très proche peut-être, de moi peut-être qui essayais de retrouver les trajets de la mouche en train de passer dans l’éternité. »[3] Duras vient de parler, avec une profondeur saisissante, de la solitude, l’ultime solitude de l’écrivain, de son acte même d’écrire, impudique par essence, se couchant, étalant ses plus intimes blessures sur le papier, glacé, livré aux regards, à la vindicte peut-être même, des autres. Voilà toute la solitude de Duras exprimée dans cet acte affligeant d’un voyeurisme ordinaire. C’est la solitude d’une vie. Celle d’une mort. Celle de l’écrivain. Et en cela, je peux comprendre. Je peux comprendre, par exemple lorsque cette solitude doit faire corps avec l'écrivain, pour que dans ses silences, il puisse faire corps avec le monde. C’est en cela que la solitude de Duras est tragique. Elle se confond avec la solitude de l’écriture dans son essence même. Aucun écrivain ne va à la rencontre de sa solitude. Il l'a fait. Il l'a fait d’abord en s’enfermant dans son propre monde. Ensuite, dans sa propre musique. Seul avec « ses règles d’or, élémentaires : l’orthographe, le sens »[4]. Mais aussi avec la mort. Il y a comme quelque chose de la vie que l’on fige dans l’écriture et de la mort à laquelle on tente sans espoir de trêve de se soustraire. Probablement est-ce pourquoi de l’écriture, il n’en faut jamais parler ? Comme si l'écriture ne pouvait représenter qu'une sensation d'incompréhension, de désarroi, d'insoumission. Comme si écrire faisait mal à l'autre. « Comme j’écrivais, il fallait éviter de parler des livres. Les hommes ne le supportent pas : une femme qui écrit. C’est cruel pour l’homme. C’est difficile pour tous. Sauf pour Robert A. »[5] Sûrement, est-ce là la faute à ce que peut représenter l'écriture pour ceux qui ne savent pas, qui ne peuvent pas écrire ? Celle de pouvoir, par les mots, assumer sa condition humaine.

marguerite duras,neauphle-le-château,michelle porte,benoit jacquot,yann andréa,éditions des femmes

Manuscrit de Lol V. Stein (1964)

Mais écrire ne se choisit pas. D’abord, parce que l’écriture installe toujours « une séparation d’avec les autres gens autour de la personne qui écrit les livres. C’est une solitude. C’est la solitude de l’auteur, celle de l’écrit »[6]. De plus, je suis bien persuadé que beaucoup d’écrivains auraient décidé d'une autre destination si seulement on leur avait autorisé le moindre choix. Une destination moins finale, moins éprouvante pour les nerfs, je pense. Qui vous met votre ego bien à l'abri. Duras dit à Yann Andréa[7], que c'est curieux un écrivain, que c'est une ambiguïté, une contradiction. Que c'est muet. Un écrivain, c'est quelqu'un qui souffre, ça oui ! Pour le reste, je ne sais pas. Je n'accepte pas de m'analyser. Mais souffrir, d'accord. J'accepte cette idée. Quel type de souffrance ? Je ne sais pas non plus. À chacun la sienne. À chacun sa souffrance. C’est peut-être la souffrance de se voir au fond du trou, et de savoir que seule l’écriture nous sauvera, qu’aucune autre main ne nous sera tendue.

marguerite duras,neauphle-le-château,michelle porte,benoit jacquot,yann andréa,éditions des femmes

Cet article, dans la revue Instinct Nomade, n°7, mai 2021

 

 

Mais il y a surtout cette idée pour Duras, que sa solitude elle la doit moins à l’écriture qu’à la nature même du livre. On est seul le temps que le livre est non écrit. Seul devant les mots qui s’alignent sans idée fixe préalable. Puis seul devant le livre achevé qui, au moment où l’on calligraphie le mot « Fin », échappe aux mains même de son créateur. « Il rejoint l’innocence indéchiffrable de sa venue au monde. »[8]Duras comprend que dans sa solitude, il y a quelque chose qui est de l’ordre du suicide. Impossible d’aller vers les autres. Impossible de les laisser venir. La solitude se partage avec ses personnages. Ceux-là, on ne les oublie jamais. Ils ne sont jamais regrettés. Pour le reste, Duras le constate sans amertume, « on est seul jusque dans sa propre solitude. » Sûrement, est-ce le prix que l’écrivain doit payer « pour avoir osé sortir et crier. »[9]    

marguerite duras,neauphle-le-château,michelle porte,benoit jacquot,yann andréa,éditions des femmes

Marguerite Duras dans le hall des Roches noires, à Trouville, en 1984.


marguerite duras,neauphle-le-château,michelle porte,benoit jacquot,yann andréa,éditions des femmesParu sous le titre "Écrire, forcément écrire" in le Magazine des Livres n°22, jan/fev. 2010 et dans la revue Instinct Nomade, n°7, mai 2021.

 

 

 

 

 

 

 

En ouverture : Marguerite Duras chez elle, avec Gérard Depardieu, lisant le dialogue du film Le Camion (1977), dans sa maison de Neauphle-le-Château.

______________________________________________________________________

[1] Écrire, film réalisé par Benoît Jacquot avec Marguerite Duras et la collaboration de Yann Andréa, Production INA, 1996. DVD, Paris, Editions Montparnasse et Editions des Femmes, 2009.
[2] Marguerite Duras, Écrire, Paris, Gallimard, 1993.
[3] Idem, p. 39.
[4] Idem, p. 20.
[5] Idem, p. 18.
[6] Marguerite Duras, op. cit., p. 15.
[7] Ecrire, film réalisé par Benoît Jacquot, op. cit.
[8] Marguerite Duras, op. cit., p. 30.

[9] Idem, p. 31.

Commentaires

  • Le suicide dans la solitude ? Suicide social, certes, mais peut être également seule façon de ne pas se laisser phagocyter ni aliéner par autrui. Comme le chantait l'ami Billy Corgan: "love is suicide", pour prendre un exemple évident d'aliénation.

  • Rien à dire. J'aime. Merci.

  • ferré!!!

  • c'est une solitude plus profonde que la solitude même, un frisson de l'âme qui s'enroule sur elle-même

Les commentaires sont fermés.