Leur mission : traduire les séries en 24 heures chrono

Face au piratage des séries, on sous-titre en un temps record en Californie. Bien sûr, la qualité s'en ressent. En France, la profession s'inquiète.

Par Erwan Desplanques

Publié le 19 avril 2014 à 00h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 05h12

Elles ont le privilège de voir les séries avant tout le monde. Cela se passe en cachette, dans un labo parisien. D'accord, l'image n'est pas terrible, mais on y reconnaît bien les personnages de Mad Men, Breaking bad ou Game of thrones. Ces traductrices ont été « élues » pour découvrir — et sous-titrer — chaque nouvelle saison en amont de sa diffusion. La curieuse rançon de cette chance, c'est que tout le monde s'en fout — ou presque !

La plupart des fans de séries se contenteront de télé­charger les sous-titres au rabais fabriqués en une nuit (fautes d'orthographe comprises) par des traducteurs amateurs, aussi appelés fansubbers. Et ceux qui achèteront la série plus tard en coffret DVD auront encore d'autres sous-titres, de qualité aléatoire, souvent conçus à la va-vite aux Etats-Unis. Entre les deux, ce groupe de jeunes « adaptatrices » françaises — dans une profession comptant aussi quelques hommes ! — se bat pour défendre un métier que personne ne semble vraiment connaître.

Des fans qui ne détestent pas être payés

« Quand je dis que je sous-titre des séries télé, on me ­de­mande aussitôt mon pseudo et ma team », raconte Anaïs Duchet, ­présidente de l'Association des traducteurs et adaptateurs de l'audiovisuel (Ataa). Personne ne songe qu'elle puisse être rémunérée. « C'est considéré comme un hobby à la ­portée du premier venu, confirme Odile Manforti, qui a traduit 24 Heu­res chrono ou Desperate Housewives. Certains estiment que si nous étions vraiment fans de séries nous ferions le boulot gratuitement ! »

Pourtant, si elles adorent la fiction étrangère, elles ne détestent pas être payées — entre 600 et 900 euros bruts l'épisode (1) (soit environ quatre fois moins que pour un film de cinéma pour une durée équivalente), plus des droits d'auteur qu'il faut réclamer à la Sacem en guettant les rediffusions (les grilles de programmes de Télérama sont leur meil­leur ­allié). Diplôme en poche, certaines ont dû traduire de la télé-réa­lité au kilomètre pour la TNT avant qu'un laboratoire comme Nice Fellow ou Dubbing Brothers ne leur propose ­enfin d'officier sur Weeds ou Dexter. « Moi, je mets un cierge à l'église pour avoir la série que je veux », s'amuse l'une d'elles — qui obtient généralement le gratin de la création HBO...

Il faut alors s'accrocher, décider de la longueur et de la durée des sous-titres, soigner le style et bâtir la meilleure traduction en affrontant l'argot de The Wire, l'accent sudiste de Treme ou les projets de loi hyper complexes de House of cards. « On n'est pas là pour assurer une simple béquille à la compréhension, notre traduction doit être irréprochable », explique Anaïs. Pour Mad Men, Sabine de Andria ne s'autorise que « les mots de l'époque », en travaillant avec des dictionnaires des années 1950 et 1960. « Pour certaines références précises, j'appelle une amie américaine plus âgée que moi, qui m'éclaire sur tel discours démocrate ou tel slogan publicitaire. »

Elles se partagent la saison à deux, fixent une bible pour les mots récurrents, débattent de certaines tournures. Un épisode leur prend en théorie une semaine à traduire, selon la quantité de répliques (environ mille pour un épisode de la bavarde Newsroom, contre quatre cents pour The Walking Dead et ses zombies peu causants), mais ces conditions de travail ont été récemment bouleversées. Depuis que certaines chaînes françaises proposent les épisodes de série le lendemain de leur diffusion américaine — le fameux « US+24 » (lire encadré page suivante) —, il leur faut accélérer la cadence : « Par peur du piratage, beaucoup de studios américains refusent de nous envoyer l'épisode avant sa première diffusion, explique David Frilley, du labo TitraTVS. Du coup, on le reçoit dans la nuit et il faut le transmettre à la chaîne française avec les sous-titres en moins de vingt-quatre heures. »

« Les délais ont été largement res­­ser­rés, confirme Jean-Louis Lamaison, patron de Nice Fellow. Nos traducteurs n'ont plus qu'un jour ou deux pour adapter un épisode, dans un stress évident. » Et même lorsqu'ils reçoivent les fichiers bien avant la diffusion américaine, il s'agit la plupart du temps de copies inachevées. « On travaille à flux tendu », ­raconte Anaïs Duchet, qui découvre parfois « le mon­tage définitif de l'épisode quelques heures avant sa diffusion ».

Low cost et travail à la chaîne

Jean Jullien pour Télérama.

Jean Jullien pour Télérama.

En France, il arrive que les chaînes fassent retoucher ces sous-titres low cost par des pros (Canal+ vérifie systématiquement la traduction). Ou qu'elles les diffusent tels quels, sans filtrer les erreurs. Dans Masters of sex (sur la chaîne OCS), les mêmes personnages se tutoient ou se vouvoient d'une séquence à l'autre et les contresens abondent. Parfois, deux versions d'une même série cohabitent sur les écrans français : OCS a diffusé Breaking bad avec des sous-titres issus de labos français, Arte l'a rediffusé avec des sous-titres moins précis, fabriqués aux Etats-Unis. Pour les sorties DVD, HBO travaille systématiquement avec SDI, même s'il existe déjà une version française ! « Cela donne lieu à des situations ubuesques, remarque une adaptatrice : une traduction de True Blood impecca­ble lors de son passage ­télé, mais consternante en coffret DVD, avec des sous-titres encore moins bons que ceux des fansubbers ! »

En face, les labos parisiens serrent les dents (et les prix), conscients que ces pratiques « tirent la profession vers le bas », alors que la France reste « le pays le plus exigeant sur la qualité du doublage et du sous-titrage » (Nice Fellow). Côté traducteurs, on s'inquiète : d'après une étude de l'Ataa, un adaptateur sur deux abandonne le métier dans les cinq ans qui suivent sa formation. Pas besoin de sous-titre pour comprendre l'ampleur de la désillusion.

 (1) Les traductions de série sont payées une quinzaine d'euros la minute.

 

 

À l'heure américaine

À voir
Festival Séries Mania, du 22 au 30 avril, au Forum des images, Paris. Le lundi 28 avril à 14h30, Erwan Desplanques animera un débat sur le sous-titrage des séries.

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