Le courrier de Madame Chose

La fin du monde est proche

Bonjour Madame Chose,

Vous avez l’air d’en savoir pas mal sur la vie du commun des mortels, du quotidien de nous autres, les monsieur et madame Tout-le-Monde. Mon problème, c’est que je n’arrive pas à concilier la vie normale et un sentiment de fin du monde qui m’habite. Les tonnes de déchets générés, l’exploitation de travailleurs, les conditions d’élevage intensif, l’accroissement des inégalités, les ravages de l’agriculture industrielle ne sont plus un secret pour personne. On le sait ce qui se cache derrière ce qui meuble nos vies et remplit nos ventres. Pourtant, nul revirement à l’horizon. La plupart des gens optent encore pour le plus simple, le plus agréable et le moins cher.

N’allez pas croire que je me pense au-dessus de tout ça, au contraire. Quand j’essaie de faire des choix en cohérence avec mes valeurs, j’ai envie de crier « ça sert à quoi si les autres le font pas?! » J’imagine aussi que ma vie va être plate en maudit si je respecte mes principes, qui excluent des tonnes de choses, par exemple les fruits exotiques (trop loin) et les voyages en avion (tellement polluants). Pendant que je fais mon effort, ça flashe partout à coups de forfaits réduits au Club Med, de bons deals de jeans à 9 $ et de steak haché à 3 $/lb. C’est tellement difficile de joindre les deux bouts, qui va réellement s’en priver? D’un côté, il y a la culpabilité sale de poser des gestes qu’on sait problématiques. De l’autre, le sentiment d’impuissance et le découragement de se retrouver dans une marée d’individus qui ont envie d’avoir du fun sans se compliquer l’existence et sans se poser trop de questions.

Bref, je me demande ce qu’on fout dans ce bordel. Il y a bien une minorité qui se mobilise, mais ça jase plus fort de potins, boulot, recettes, déco et tendances mode. Je comprends aussi. Moi non plus, je ne sais pas quoi faire. J’aimerais voir la vie normale sans ce voile apocalyptique. Je ne veux pas avoir couru comme une poule pas de tête ici-bas en gang pour rien. Je le sais que mon courriel est lourd pour la section Pause week-end, mais maudit, je me demande vraiment ce que Madame Chose en pense.

Une grincheuse qui voudrait ne plus gâcher sa vie

Chère grincheuse,

Votre lettre n’est pas trop lourde pour la section Pause. Au contraire, elle tombe plutôt à point en cette période de rentrée scolaire. Voyez-vous, chère, je partage les mêmes préoccupations que vous, du moins la plupart du temps. Je me dis que je devrais consommer des fruits et légumes locaux, acheter des vêtements conçus et fabriqués au Canada, voyager au Québec l’été et nettoyer ma maison avec des produits écologiques. Comme la plupart des gens, je suis pleine de bonne volonté, mais mes bonnes intentions s’envolent souvent vers une destination inconnue lorsque je fais face à la gousse d’ail québécoise à 3,99 $ l’unité ou au pantalon pour enfant en coton biologique et équitable vendu 55 $ plus taxes. Pourtant, Délicieux Mari et moi ramenons assez d’argent à la maison pour nous permettre de faire des choix. Oh, il est vrai que je ne pourrais pas m’autoriser une garde-robe si garnie si je n’achetais que des vêtements éthiques. Et je pense qu’il est là, le problème. On veut de tout et en grande quantité. Je désire refaire ma garde-robe chaque saison, offrir une grande variété d’aliments à ma famille et ce, peu importe la saison. Je veux aussi pouvoir voyager avec mes petites chaque année sans avoir à réhypothéquer la maison. Alors, quand je regarde les coûts d’un voyage dans le Grand Nord québécois versus celui d’un tout-inclus dans un resort en Cheez Whiz à Cancún, je flanche. Je me dépêche d’acheter mon forfait en spécial sur Expedia et je chasse la petite voix dans ma tête qui me chuchote que, si on avait économisé, on aurait pu y aller dans deux ans voir les phoques et les glaciers.

C’est la même affaire avec l’école. Ma plus grande a commencé sa deuxième année cette semaine et je n’ai pas pu résister à l’appel des fournitures scolaires à bas prix et à l’avalanche de vêtements Joe Fresh. Oui, j’avais bel et bien besoin de crayons de couleur et d’efface neufs, mais le bâton de colle de l’an passé et son étui étaient encore bons. J’ai tout racheté pareil, parce que c’est le fun, posséder du neuf. Ma fille n’est pas obligée non plus d’avoir quinze chandails à manches courtes, cinq de laine, huit paires de pantalons et douze cotons ouatés. Après tout, Délicieux Mari fait une brassée de lavage par jour et la moitié de la garde-robe de l’aînée reste dans le tiroir. Résultat : les vêtements qu’elle aime moins deviennent trop petits avant qu’elle ait pu les porter trois fois. Mais ce n’est pas grave, que je me dis, je les refile à sa sœur.

Tout ça pour vous dire que vous n’êtes pas la seule à grincer des dents face au tourbillon dans lequel nous sommes pognés. Comme vous, j’essaie de faire ma part. J’évite d’aller au Walmart ou au Costco, mais je fréquente assidûment les H&M et Ikea de ce monde. J’achète quelques vêtements à La culotte à l’envers, une jolie boutique qui s’efforce de vendre des vêtements de qualité et fabriqués dans des conditions décentes, mais je me rue chez Mexx Kids et au Children’s Place au premier courriel de ventes à 50 % que je reçois. Je commande ma viande sur Alimentation Maison et fréquente le marché Jean-Talon mais, hier, j’ai craqué pour les côtes levées en spécial du Loblaws et les fraises de la Californie à deux casseaux pour 5 $. Oui, je suis mal faite de même. Le pire, c’est que je n’ai pas tant de solutions à proposer, mise à part celle d’écouter la maudite petite voix qui chuchote qu’on devrait attendre ou essayer d’acheter moins de babioles. L’affaire, c’est que j’ai comme un don pour faire comme si elle n’existait pas, cette voix-là. Et je pense que je ne suis pas toute seule de ma gang.

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