L’Espagne se préparait, vendredi 27 octobre, à vivre une journée historique. Au Parlement de Catalogne, les députés régionaux devaient voter les résolutions des différents groupes en réponse à l’application de l’article 155 de la Constitution, voté au même moment au Sénat, à Madrid. Cet article permet la mise sous tutelle de la région et donne au gouvernement de Mariano Rajoy le pouvoir de destituer l’exécutif catalan et de contrôler, entre autres, la police et les médias publics régionaux.
La coalition indépendantiste Junts pel Si (Ensemble pour le oui) a avancé la veille que sa « réponse à l’agression du 155 sera de continuer avec le mandat obtenu du peuple de Catalogne le 1er octobre ». Une référence au référendum d’indépendance illégal et contesté, organisé par le gouvernement catalan de Carles Puigdemont. Mais la coalition au pouvoir en Catalogne n’a pas prononcé le mot « indépendance, ce qui laisse la porte ouverte à toutes les interprétations : de la proclamation de la République à la levée symbolique de la suspension de l’indépendance annoncée par le président catalan le 10 octobre, en passant par l’annonce d’élections dites « constituantes ». La formation d’extrême gauche révolutionnaire Candidature d’union populaire (CUP) est plus claire : elle souhaite une proclamation immédiate de la République.
Le temps est compté. Une fois l’article 155 voté au Sénat, M. Rajoy devait convoquer au plus vite un conseil des ministres extraordinaire, dès vendredi soir ou au plus tard samedi matin, afin de publier les décrets d’application. En premier lieu, la destitution du président de la Généralité, Carles Puigdemont, et de ses ministres. A moins qu’un nouveau rebondissement ne se produise. Pour laisser une porte de sortie, le Parti socialiste ouvrier espagnol devait défendre un amendement au Sénat permettant la suspension de l’article 155 en cas de convocation d’élections régionales.
La journée de jeudi a été riche en rebondissements et psychodrames, comme depuis le début de feuilleton catalan. Des scènes maintes fois jouées à Madrid et Barcelone, qui semblent avoir hésité jusqu’au bout avant de s’engager dans la voie de non-retour que supposerait la proclamation de l’indépendance et la mise sous tutelle de la Catalogne.
Après avoir retardé puis annulé deux allocutions solennelles, Carles Puigdemont est apparu devant la presse, peu après 17 heures, au siège de la Généralité pour… ne rien annoncer. Ni indépendance, ni élections. Il a finalement renoncé à convoquer des élections anticipées, car, selon lui, le gouvernement de M. Rajoy ne lui offrait pas « de garanties suffisantes ». Sous-entendu : la suspension de l’article 155 en échange.
Et ce malgré la médiation de « diverses personnes », a reconnu le responsable nationaliste, notamment celles du premier secrétaire des socialistes catalans, Miquel Iceta, et du chef du gouvernement basque, Inigo Urkullu. Ils voyaient dans un scrutin régional la meilleure issue pour éviter un choc frontal avec Madrid. « L’indépendantisme et le président Puigdemont ont fait un usage incompréhensible de la politique », a résumé vendredi matin la socialiste Carmen Calvo, qui négocie l’article 155 avec le gouvernement espagnol, avec l’espoir de le freiner si les indépendantistes reculent.
Une crise aux conséquences imprévisibles
En laissant le Parlement trancher, M. Puigdemont dilue sa responsabilité d’une possible déclaration d’indépendance, ou, dans le cas contraire, évite que sa formation, le Parti démocrate européen de Catalogne (PDeCAT), n’assume seule l’usure d’un possible recul, afin d’éviter l’implosion de la coalition Junts pel Si (« Ensemble pour le oui »). Au sein de la majorité indépendantiste (72 députés sur 135), les sensibilités sont très diverses. Les tensions de ces derniers jours n’ont fait qu’aviver les différends entre le PDeCAT, la Gauche républicaine (ERC) du vice-président Oriol Junqueras et la CUP.
Il suffit de cinq défections pour faire échouer une éventuelle déclaration d’indépendance. Et certains membres de la coalition ne sont pas sûrs de vouloir aller jusqu’au bout. Plusieurs auraient fait part de leur crainte face à de possibles poursuites judiciaires pour rébellion, un délit passible de quinze à trente ans de prison.
Retournements de situation
Jeudi soir, c’est l’un des proches de M. Puigdemont, le ministre catalan chargé des entreprises, Santi Vila, qui a annoncé sa démission sur Twitter après avoir constaté que ses efforts pour le dialogue avaient « échoué ». Peu après le référendum, M. Vila avait demandé un « cessez-le-feu » et appelé à « réfléchir à l’utilité et aux conséquences » d’une déclaration d’indépendance.
Pour les militants indépendantistes, les retournements de situation de la journée de jeudi ont été particulièrement déroutants. Dans les rues de Barcelone, dès que les rumeurs de possibles élections anticipées ont commencé à circuler, des milliers d’étudiants qui avaient convoqué une grève puis une manifestation place de l’Université, sont allés jusqu’au siège de la Généralité pour conspuer le « traître » Puigdemont. Puis, un peu désorientés par l’allocution du président, mais emplis d’énergie revendicatrice, ils ont marché jusqu’aux grilles du parc du Parlement, protégées par un important barrage policier, pour demander l’instauration de la République.
« Nous allons vivre un moment historique »
« Ce serait une lâcheté que de faire marche arrière, explique Gerard, un étudiant en physique qui sèche ses cours depuis un mois pour soutenir la sécession. Si le PdeCat n’est pas à la hauteur, il le paiera aux urnes. »
Le noyau dur de l’indépendantisme s’est déchaîné sur les réseaux sociaux. Le porte-parole de l’Assemblée nationale catalane (ANC) a parlé de « fraude ». Toutes les organisations indépendantistes, l’ANC et Omnium Cultural, ainsi que l’Association des municipalités en faveur de l’indépendance et d’autres collectifs de la mouvance, ont appelé leurs sympathisants à se mobiliser, vendredi, dans les jardins proches du Parlement dès 10 h 30. L’ANC leur a même conseillé d’amener de l’eau et des sandwiches en prévision d’une journée qui s’annonce longue.
« Nous allons vivre un moment historique », a déclaré le porte-parole de l’ANC, Agusti Alcoberro, celui que les militants n’ont pas pu vivre, le 10 octobre, sur cette même place, lorsque M. Puigdemont a annoncé puis suspendu la déclaration d’indépendance. Venus célébrer la République, ils étaient repartis chez eux déçus et découragés.
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