La sociologie face aux neurosciences : l’enfant au cœur d’une bataille de disciplines

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La sociologie face aux neurosciences : l’enfant au cœur d’une bataille de disciplines

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Cerveau de terre cuite, sculpture.
Cerveau de terre cuite, sculpture.
- Cyrielle Dunajski via Flickr CC

Contre l'universalisation hors-sol, une sociologie critique entend penser les inégalités et les classes sociales qui percutent l'enfant dès le plus jeune âge.

Voilà plusieurs décennies que les neurosciences nous racontent comment notre cerveau fonctionne tous azimuts. Le nôtre, et aussi celui de nos enfants. Parmi d’autres, certains travaux font le pari de distinguer comment l’enfant apprend à l’école. Jusqu’à présent, les enseignements issus de ces recherches n’irriguaient guère la formation des enseignants, qu’on parle de formation initiale, ou continue. Ça devrait changer, à en croire plusieurs déclarations de Jean-Michel Blanquer, le ministre de l’Education nationale depuis le mois de mai.

Le nouveau ministre le dit sans ambages : il compte s’appuyer sur les neurosciences pour “révolutionner l’école”. Une semaine après sa nomination, Jean-Michel Blanquer annonçait par exemple dans Le Point : "On en sait aujourd'hui beaucoup plus sur le cerveau, et il serait aberrant de se priver de ce nouveau champ de connaissances."

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Subversif ? Voire : si l’Education nationale ne s’est pas précipitée pour incrémenter les recherches successives en la matière, les neurosciences sont aujourd’hui extrêmement populaires auprès d’un large public. Céline Alvarez, l’ex-professeure des écoles qui fait un tabac avec son livre Les lois naturelles de l’enfant, paru l’an dernier, revendique d’amender par les neurosciences des pédagogies alternatives comme Montessori.

La jeune auteure de ce qui est devenu un bestseller était l'invitée des  "Discussions du soir" avec Leili Anvar le 1er février 2017 :

Objectiver l'enfance

Alvarez a claqué la porte de l’Education nationale après une expérience pilote de trois années en maternelle à Gennevilliers, dans une école défavorisée des Hauts-de-Seine. Elle dénonce depuis l’autisme de l’institution scolaire sourde aux neurosciences, multiplie conférences et séances de dédicaces et revendique, elle aussi, de changer l’école… de l’extérieur.

Pour Céline Alvarez, enseigner est moins un “art” qu’une “science”. Comprenez : il y aurait urgence à objectiver l’enseignement. Sauf que cette approche implique de naturaliser l’enfant, comme si tout élève faisait, par essence, une expérience universelle en découvrant l’apprentissage.

Le 12 décembre 2013, Stanislas Dehaene, neuroscientifique, Professeur au Collège de France et dont les travaux ont nourri Céline Alvarez, expliquait ses travaux dans “La Grande table”.

À écouter : Stanislas Dehaene
La Grande table (1ère partie)
30 min

Les neurosciences montrent par exemple que l'enfant est particulièrement doué pour l'apprentissage des langues. Le même Stanislas Dehaene, invité des Chemins de la philosophie ce lundi 4 septembre à l'occasion de la rentrée, racontait comment un "algorithme d'apprentissage extrêmement puissant" est à l’œuvre dans le cerveau d'un enfant "particulièrement dans les très jeunes années, avant de commencer à baisser à la puberté" :

Un algorithme en guise de cerveau ? C'est ce qui conditionne l'apprentissage des langues, explique le neuroscientifique qui raconte comment le très jeune enfant est en capacité de retenir certains mots en les entendant à peine une poignée de fois.

Comparé à une machine, le cerveau d'un enfant est "extraordinairement plus efficace" : il aura besoin d'un nombre de stimulations (le nombre de fois où on convoque ce mot pour qui l'intègre) infiniment moins nombreuses qu'une machine à qui on confierait le même apprentissage, détaille Stanislas Dehaene, qui précise que ce même algorithme continue à tourner la nuit, dans le cerveau de l'enfant... jusqu'à "trois fois plus efficacement que dans un cerveau adulte".

Certains acquis, comme les nuances de la langue chinoise, ne seraient même carrément possibles qu'en tout début de vie : "Certains circuits, comme celui de l'écoute du langage, se figent très précocement. Si vous n'êtes pas exposé dans les premières années de vie aux sons du chinois, par exemple, et aux tons montants et descendants utilisés en chinois, pour que votre cerveau les enregistre, après, vous ne les entendrez plus : on est tout simplement sourd à certains paramètres. De la même manière, les Japonais sont sourds à la distinction entre un L et un R. Pour eux, c'est la même chose."

En objectivant ainsi le parcours d’un enfant dont on souligne les compétences bien spécifiques, les chercheurs en font certes un sujet, mais un sujet dépolitisé, qui n’est plus pris dans un faisceau de chances (ou de malchances) et d’inégalités, mais dans une combinaison d’alchimies cérébrales partagée par tous ses congénères. C'est "l'Enfant", indéterminé, qui prime.

Bébéologie en apesanteur

En fait, la question des inégalités dans l’enfance se révèle très difficile à penser depuis plusieurs décennies. La lame de fond des neurosciences arrive alors qu’une autre tendance, portée par le modèle anglo-saxon des “childhood studies” et baptisée “sociologie de l’enfance” a beaucoup contribué à dépolitiser l’enfance. Pour le plus jeune âge, émergeait en parallèle une forme de “bébéologie” qui fait le pari que le bébé fait un certain nombre d’apprentissages immuables, sans regarder l’empreinte des disparités sur son évolution. Cette “bébéologie” va aujourd’hui largement puiser dans les neurosciences.

Dès l’apparition des premiers travaux imprégnés des “childhood studies”, débarqués en France un peu avant les années 2000 et d’essence plus anthropologique, des sociologues ont dénoncé le fait qu’en privilégiant la vision d’une trajectoire qui serait inscrite dans le cerveau, programmée, l’enfant finit par apparaître hors-sol. En 1999, dans " Pour en finir avec l'enfantisme", Erick Neveu s’en prenait ainsi une vision de l’élève “en apesanteur” sous prétexte que l’enfance serait l’âge d’une série d’apprentissages universels, comme la motricité ou la parole : "A partir du moment où l’enfance est pensée comme processus de développement psychique, moment d’apesanteur sociale, ou état de nature de l’être humain, ces représentations se conjuguent pour disqualifier les interrogations sur des enfances plurielles, pensées comme faisceaux de trajectoires et d’expériences du processus de socialisation."

Les Chemins de la philosophie
58 min

L'enfance, territoire réservé

Ce passage est repris par Martine Court, sociologue qui vient de publier à La Découverte  un petit ouvrage sous le titre Sociologie des enfants. L’auteur souligne combien les voix susceptibles de porter la controverse face aux tenants des neurosciences sont rares. En effet, les travaux sociologiques sur l’enfance sont très peu nombreux. Une bizarrerie quand on sait la place importante que peut occuper l’enfant dans les travaux de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron sur la reproduction sociale ou les inégalités, par exemple. Mais cette place est théorique et statistique, puisque Pierre Bourdieu, par exemple, n’a jamais mené d’entretiens auprès d’enfants. A l’époque de Bourdieu et Passeron, et encore longtemps après, l’enfance est apparue en sciences sociales comme un territoire réservé, une chasse gardée des psychologues, résume Martine Court.

Lorsqu’émergent ces premiers travaux, regroupés autour d’un label “sociologie de l’enfance”, ils se mettent plutôt à travailler sur les us et coutumes des enfants : leurs jeux, les comptines qu’ils chantent, la manière dont ils interagissent dans une cour de récréation. L’enfance n’y est pas étudiée comme un univers de frictions. Seuls de rares travaux s’esquissent, chez une poignée de sociologues qui ont biberonné à Bourdieu et Passeron et apparaissent comme des héritiers de cette sociologie critiques. Ce sera le cas, par exemple, avec Bernard Lahire sur les inégalités scolaires ou Bernard Zarca, qui évoque dès 1999 l’idée d’une conscience de classe chez les enfants.

Puis, plus récemment, avec les travaux de Martine Court sur le genre ou de Wilfried Lignier et Julie Pagis. Les deux sociologues CNRS s’inscrivent dans une filiation à Pierre Bourdieu et ont sorti, avant l’été, L’enfance de l’ordre (Seuil), issu de leur terrain d’enquête de deux années en école primaire, à Paris. L'ouvrage commence ainsi : "L’enfance n’est pas l’expérience libre d’un monde à part, mais l’appropriation réglée du monde existant. Chacun d’entre nous, dès ses plus jeunes années, a été d’emblée pris dans un univers achevé bien avant lui, pré-structuré pré-orienté, un monde qu’il fallait apprendre à maîtriser, pour agir au quotidien, et au-delà pour se trouver une place, si possible agréable, légitime."

En interview, Wilfried Lignier, qui a fait sa thèse sur l'identification d'enfants "surdoués" au regard du système scolaire et des stratégies sociales des parents, explicite leur démarche : "La question, c’est la politisation et la conflictualisation de l’enfance. Quand on est parent, on le voit bien : regarder les enfants de 2 ou 3 ans en termes de classes sociales n’est pas hyper encourageant. On peut toujours craindre d’assigner l’enfant à la question de la domination. Cette résistance révèle le fait qu’on a du mal à associer enfant et détermination sociale. Evidemment, il serait plus flatteur et plus encourageant d’imaginer que n’importe quel enfant a l’avenir devant lui."

Percutés par les classes sociales dès la crèche

Sauf que Pagis et Lignier montrent que les inégalités impactent le parcours d’un enfant, et sa scolarité. Bourdieu et d’autres l’avaient déjà montré d’un point de vue statistique. Ce que les deux chercheurs tentent de démontrer, c’est que l’enfant co-construit cette perception de lui-même dans la société : "Nous regardons l’enfance comme moment d’incorporation précoce de l’habitus. Aujourd’hui, dans les enquêtes, il arrive qu’on différencie parfois le genre, mais beaucoup moins les classes sociales. L’idée de dépasser les classes sociales reste très valorisée. Alors que, dès la crèche, on voit bien que les apprentissages et leur rythme épousent les classes sociales. Tout le travail de terrain montre que l’habitude des livres, ou de certains jeux, ou encore la simple question de savoir si un enfant demande, sont des pratiques sociales qui sont percutées par les classes sociales. Mais ça reste quelque chose qui n’est pas pensé : on regarde plus volontiers la manière dont les jeux s’installent par rapport à l’espace, par exemple."

Dans les archives de France Culture, vous pouvez retrouver Pierre Bourdieu esquissant une définition de l'habitus dans "A voix nue", en 1988 -  dont vous retrouverez l'intégrale en cinq émissions par ici -  : "L’habitus ce n’est pas un destin, un fatum, comme on me le fait dire, c’est un système de disposition ouvert qui va être constamment soumis à des expériences et transformé par ces expériences. Cela dit, je vais tout de suite corriger… Il existe une probabilité que les expériences confirmeront l’habitus, autrement dit que les gens auront des expériences conformes aux expériences qui ont formé leur habitus."

Pour faire cette démonstration que l’enfance n’est pas un continent vierge, Lignier et Pagis ont cherché à remettre la recherche sociologique sur l’enfance à une sorte de juste milieu : percevoir l’enfant ni à la micro-échelle du parent ou de l’enseignant, ni à une échelle universelle qui reviendrait à gommer les différences.

Les deux chercheurs, eux, partent de la différence pour observer comment se forment les perceptions enfantines. En 1999, dans un article intitulé “ Le sens social des enfants”, Bernard Zarca avait déjà montré comment les enfants ont une conscience de classe. Zarca avait par exemple travaillé sur la perception d’une douzaine de métiers par les enfants, à qui il demandait de classer les métiers du plus au moins riche.

Co-construction

Cette fois, Lignier et Pagis, dont les conclusions de terrain sur la perception des métiers sont proches, entendent aller plus loin. Méthodologiquement, ils revendiquent par exemple dans leur ouvrage de donner une large part à l’entretien, malgré des difficultés de terrain avec certains interviewés et toute la question du niveau de langage des enfants. Wilfried Lignier résume ainsi leur démonstration : "L’idée est de montrer que les subjectivités de ces enfants sont construites par les classes sociales, mais qu’il s’agit aussi d’une co-construction. Non seulement, les enfants naissent dans des milieux sociaux, mais pour l’enfant, sa vie, son paysage, ce qu’il a à manipuler, ce sont aussi des différences sociales. Quand ils verbalisent une conscience de classe, on doit en fait considérer deux formes d’expression des classes sociales : d’un côté, ils regardent la question via des moyens qui leur sont donnés par les classes sociales ; mais de l’autre, ils ont aussi des intérêts différents à regarder les classes sociales."

C’est sur ce point que les deux chercheurs CNRS entendent se distinguer, notamment par rapport aux travaux de Bernard Zarca : quand on leur demande si le métier d’une femme de ménage est plus ou moins valorisé, par rapport à celui d’un médecin ou d’un architecte, ils distinguent en fait deux questions :

  • est-ce que vous connaissez la différence ?
  • est-ce que vous reconnaissez cette différence ? C’est-à-dire : est-ce que vous l’acceptez, vous la faites vôtre ?

En découle une lecture nouvelle des résultat de leurs enquêtes de terrain, où ce qu’on pourrait traduire par “une question de fierté” est centrale, comme l’explique Wilfried Lignier : "Si c’est honteux, vous n’aurez pas intérêt à dire que ce métier, qui est celui de votre mère, est dévalorisé. C’est finalement une forme de sens de l’honneur. La question n’est donc plus celle du réalisme de la perception d’un enfant, mais celle de son intérêt à dire une réalité qu’il perçoit. Or la fierté est centrale : c’est tout de même ce qui déclenche pas mal de scènes de violences entre enfants."

Pas plus Wilfried Lignier que Martine Court, l'auteur du précis sur l'enfance dans la sociologie, n'affirment que l'heure de la grande réplique serait advenue face aux childhood studies et aux neurosciences, très médiatiques. Les travaux critiques qui penseraient l'enfant dans un écheveau de "chances de vie" comme disait Max Weber, sont encore portion congrue et la poignée d'auteurs qui y travaillent peuvent encore passer pour une réserve d'Indiens. Mais Lignier comme Court soulignent qu'un changement pourrait bien se profiler actuellement, avec de plus en plus de jeunes chercheurs décidés à penser l'enfant depuis des subjectivités imprégnées des classes sociales. Martine Court ose même y voir quelque chose d'une attitude "conquérante".