« Et tu n’es pas revenu », avec Marceline

10991282_10205801176817956_394205419842315534_nMarceline est revenue d’Auschwitz :

« Je suis l’une des 160 qui vivent encore sur les 2500 qui sont revenus. Nous étions 76.500 juifs de France partis pour Auschwitz-Birkenau. Six millions et demi sont morts dans les camps ».

Marceline est revenue. Comme pour donner raison à son père, dont la « prophétie » dite à Drancy avant le départ rythme le bouleversant livre intime et politique qu’elle vient de publier à 85 ans : « Toi tu reviendras peut-être parce que tu es jeune. Moi je ne reviendrai pas ».

Marceline Loridan-Ivens, née Rozenberg, a survécu à Auschwitz, et c’est peut-être justement grâce à cette prophétie. Ce livre est bel et bien écrit par « celle qui a survécu », portée par l’amour de ce père qui a réussi à lui écrire et faire passer une lettre dans le camp. Une lettre dont elle a oublié presque tous les mots, à part les premiers : « ma petite fille chérie » (elle a alors 16 ans, s’est fait passer pour majeure pour survivre). Quelques mots, signes d’un amour qui forme comme un bouclier, et une force qu’elle brandit à son tour en écrivant ce livre, déclaration d’amour à son père.

La description de ce qu’elle a vécu, ressenti dans les camps, est d’une pudeur exceptionnelle tout en nous touchant au plus profond de l’âme, et les larmes n’ont pas quitté mes yeux pendant toute la première partie du livre. Elle a tenu, refusant à chaque instant dans le camp de se laisser aller à une mort qui aurait été plus facile. Si elle a survécu -elle ne se glorifie évidemment jamais de cela ni de rien et bien au contraire se juge durement, c’est qu’elle a pu ne pas céder à la pulsion de mort, et conserver sa dignité à tout moment. Car ce n’est pas la mort qui est à craindre, nous dit-elle, mais bien le néant de l’amour qu’incarne le système nazi d’extermination de la vie, un néant qui dure bien après sa disparition :

« Mais ce n’est pas la mort qui t’a emporté. C’est un grand trou noir, dont j’ai vu le fond et la fumée. Il n’avait pas encore fini sa sale besogne. La guerre terminée, il semblait nous aspirer encore ».

 

Changer ce monde ? 

Mémorial de Drancy

Après la guerre, Marceline a pensé à mourir. Probablement parce que tout d’un coup, ce qui lui avait permis de survivre dans le camp n’était plus possible, avec le retour de la mémoire : « Il fallait que la mémoire se brise. sans cela je n’aurais pas pu vivre ». Aussi parce que personne ne voulait entendre les survivantEs, ni sa mère, ni la société.

Et parce que ce pays qu’aimait son père, la France, avait bien du mal à faire de lui l’un des siens (il fallut attendre 5 ans de plus pour que sa mort soit « officielle », parce qu’il n’était pas français). Il y a 20 ans encore, elle dut batailler avec le maire de sa ville, Bollène, qui ne voulait pas mettre sur le monument aux morts qu’il avait été à Auschwitz, mais le mettre aux côtés des  « morts pour la France ».

« Tu n’étais pourtant pas mort pour la France. La France t’a envoyé vers la mort. Tu t’étais trompé sur elle. 

Pour le reste, tu avais vu juste. Je suis revenue ». 

La mémoire revenue avec elle, elle a choisi de vivre, parce qu’elle a pensé pouvoir influer sur le monde.

« Je n’étais pas devenue optimiste. Je tremblais dans un hall de gare. Je refusais toute salle de bains avec douche à l’hôtel. Je ne supportais pas la vue des cheminées d’usine. On le sent toute sa vie qu’on est revenu. Mais pour vivre, je n’avais pas trouvé mieux que de croire, comme mes oncles avant moi, et jusqu’à la déraison, qu’on peut changer le monde« .

Changer le monde, en aidant la lutte des peuples colonisés, c’est ce qu’elle a tenté de faire, aux côtés de son mari Joris Ivens, communiste mais pas elle, pour créer un monde meilleur, aussi pour les juifs.

« Je pensais qu’à travers la libération des peuples, qu’ils soient algérien, vietnamien, chinois, le problème juif se règlerait de lui-même. C’était une terrible erreur, l’avenir l’a prouvé, mais j’y croyais fermement« .

L’antisémitisme est une donnée fixe

Et c’est là que le livre prend la tournure cruelle d’une chronique de notre monde actuel, et du peu d’espoir que le retour cyclique de la barbarie -celle de la pulsion de mort et de la négation de l’âme nous offre en ce moment. Ce monde d’aujourd’hui, est-il donc le même qui a emmené son père vers la mort, un monde qui s’enfonce dans l’obscurantisme ? Elle décrit en quelques mots comment cette barbarie n’a ni religion ni barrière, mais seulement des époques et des manifestations différentes.

« Aujourd’hui j’ai la gorge serrée. Je m’emporte souvent. Je ne sais pas me détacher du monde extérieur, il m’a enlevé lorsque j’avais quinze ans. C’est une mosaïque hideuse de communautés et de religions poussées à l’extrême. Et plus il s’échauffe, plus l’obscurantisme avance, plus il est question de nous, les juifs. Je sais maintenant que l’antisémitisme est une donnée fixe, qui vient par vague avec les tempêtes du monde, les monstres et les moyens de chaque époque. Les sionistes dont tu étais l’avaient prédit, il ne disparaîtra jamais, il est trop profondément ancré dans les sociétés ».

« Et tu n’es pas revenu » est donc aussi une cruelle interrogation du « fallait-il » revenir si le monde est voué à un éternel recommencement, celui de la mort, si les hommes sont dans un cycle sans fin de destruction de la vie qui leur a été donnée, et si cela signifie encore et toujours la destruction pour les juifs*.

Dans les dernières phrases de ce livre à la fois simple et essentiel, Marceline espère – et nous avec elle-  que si on lui pose la question qu’elle a posé il y a peu à Marie, sa belle-soeur :

« Maintenant que la vie se termine, tu penses qu’on a bien fait de revenir des camps« , elle ne répondra pas « je ne pense pas »  comme celle-ci, mais qu’elle « saura dire oui, ça valait le coup ».

Sandrine GOLDSCHMIDT

*Cette interrogation que Marceline Loridan-Ivens a pour les juifs, éternelles victimes, on peut certainement aussi l’avoir pour les crimes commis sur les femmes et sur les enfants, qui relèvent du même obscurantisme et du délire de mort.

 

4 réflexions sur “« Et tu n’es pas revenu », avec Marceline

  1. J’ai vu son interview à la télé , c’est une personne touchante qui a fait preuve d’une volonté étonnante et d’un grand courage pour une si jeune fille (elle n’avait que 15 ans au début des faits). Son témoignage est très précieux pour l’histoire et pour ne pas oublier les personnes qui ont subi ces atrocités.

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