Par Stéphane Sarrade, le père d’Hugo Sarrade, tué le 13 novembre 2015 au Bataclan.
Résister… C’est survivre à la douleur de l’absence, à l’attraction fatale du vide. Il m’est arrivé, le 13 novembre 2015, une chose totalement vide de sens. La mort de mon fils de 23 ans, Hugo, tué parce qu’il assistait à un concert au Bataclan. Je suis un chercheur. J’ai été formé à essayer de trouver du sens en chaque chose, et c’est ce que je tente d’enseigner à mes étudiants. Mais pour la première fois de ma vie, je fais face au néant.
Mon fils a été tué par des jeunes Français du même âge que lui. Jusqu’ici je suivais cela avec distance : la radicalisation, les départs pour la Syrie des jeunes de Lunel ou d’ailleurs… En tant que citoyen de la République française, qu’on veuille mourir pour un idéal religieux, en France, en 2015, n’était pas concevable pour moi. Mais c’est arrivé. Et ceci tourne dans ma tête depuis le 14 novembre 2015.
Le matin des obsèques de mon fils, une cérémonie était organisée en son hommage à la faculté des sciences de Montpellier. Notre famille a une longue histoire avec cette université : le grand-père d’Hugo y a dirigé un laboratoire de physiologie, sa mère et moi y avons fait nos études, et mon fils y étudiait en master d’informatique. J’y ai rencontré le directeur de la faculté et de nombreux étudiants, anonymes, bouleversés par le drame. Leurs paroles m’ont profondément touché. J’avais devant moi cette génération meurtrie, attaquée pour son mode de vie — boire un verre en terrasse, se rendre à des concerts. Et rapidement, voir tous ces jeunes s’imaginer à la place d’Hugo, comme dans un effet miroir, m’est devenu insupportable. Assassiner des gens pour ce qu’ils sont (journaliste, militaire ou policier), pour leur croyance religieuse ou leur mode de vie est un acte de barbarie. Mais tuer l’espoir de toute une génération est pire encore.
Résister, c’est combattre. Avec les seules armes que je possède
Pour continuer à faire vivre Hugo, ses espoirs et ses rêves, mais aussi pour me reconstruire, il me fallait essayer de créer du sens là où il n’y en avait plus.
Résister, c’est combattre. Pas avec une kalachnikov. Mais avec les seules armes que je possède, celles que mes parents et l’école de la République m’ont transmises : la connaissance et la culture. Les seules armes efficaces à mes yeux pour lutter contre l’obscurantisme.
C’est comme ça que m’est venue l’idée. Une idée liée à Hugo, à ce qu’il a été, croisée avec ma trajectoire de chercheur. C’est aussi une histoire de femmes et d’hommes qui m’ont tendu la main.
Dans ma carrière, j’ai fait de nombreux déplacements au Japon. J’ai souvent emmené Hugo avec moi, depuis ses 16 ans. Cela avait changé sa façon de voir le monde, de se confronter aux autres. Il projetait d’ailleurs d’y faire sa thèse de doctorat. La dernière fois que je l’ai vu, il revenait d’un séjour à Tokyo. Et s’y était fait tatouer sur le torse les deux idéogrammes qui forment le mot « Jiyuu » : « liberté ».
C’est ainsi que j’ai décidé de créer une bourse, pour permettre à un étudiant de l’université d’Hugo de partir en stage au Japon. La faculté des sciences de Montpellier et le directeur de la Fondation ParisTech, qui est un ami précieux, ont accueilli l’idée avec enthousiasme en janvier. Puis tout est allé très vite : en moins de trois mois, grâce à la mobilisation de tous, nous avons fait connaître la bourse — dotée de 5 000 euros —, reçu les premiers dons. Et huit magnifiques dossiers de candidature.
Je n’ai pas de haine, car c’est une énergie négative
La première bourse Jiyuu Hugo Sarrade sera officiellement remise le 14 avril, en présence notamment d’une représentante de l’ambassade du Japon. « Jiyuu » pour « liberté ». Celle d’aller au bout du monde, découvrir ce pays, sa lumineuse culture. Cette bourse n’est pas une bourse d’excellence destinée aux premiers de la classe. C’est une bourse sociale. J’aimerais que ces jeunes adultes qui partiront en Asie, en reviennent changés, enrichis, comme Hugo le fut à jamais. Pour moi, c’est ça, résister.
Mais résister, c’est aussi affronter le monde tel qu’il est. On me demande souvent si j’éprouve de la haine. Non, je n’ai pas de haine, car c’est une énergie négative. Rien ne se construit sur la haine et cela n’aidera pas les proches d’Hugo à avancer.
En revanche, j’éprouve bien de la colère et de la frustration devant les questions sans réponse. Que s’est-il passé pour que ces jeunes Français, élevés dans un pays en paix et démocratique, pas en Irak ou en Syrie, en viennent finalement à tuer mon fils et autant d’innocents ? Comment la France a pu échouer à donner de l’espoir à autant de jeunes ? Pourquoi avons-nous toléré que des messages de haine et de chaos puissent circuler et toucher les esprits les plus fragiles ?
Cette bourse me permet de redonner du sens aux choses
Pour les hommes politiques, et les représentants religieux, il est bien difficile de trouver des réponses puis des solutions. Alors, j’espère profondément qu’elles viendront des citoyens. Pourquoi ne pas imaginer qu’il puisse exister en France une résilience sociale ? Qui nous aiderait à bâtir sur le néant.
Si la société française a perdu sa capacité à donner de l’espoir à une fraction de sa population, celle la plus jeune et la plus fragile, alors je me dis que, sans me sentir coupable, j’en prends forcément ma part de responsabilité.
Résister, c’est peut-être se dire que c’est justement lorsqu’il n’y a plus d’espoir qu’il convient d’espérer. Posons-nous la question de redonner, chacun à notre niveau, l’espoir à une génération qui est notre avenir. La bourse que nous créons en mémoire d’Hugo me permet de redonner du sens aux choses. Mon fils ne m’a pas survécu, j’aimerais que cette bourse me survive.
Résister, ce sera enfin, pour moi, aller bientôt rencontrer des lycéens dans des établissements et des quartiers touchés par le phénomène de radicalisation. Par mon parcours, par ma vie, je n’ai pas eu l’opportunité ou la volonté de croiser ces jeunes-là. Et je veux les entendre, me confronter à leur réalité, leurs doutes et leur espérance. Les écouter, débattre et ne pas être forcément d’accord avec eux. Comme dit, dans la légende, le colibri essayant de jeter quelques gouttes d’eau sur un incendie de forêt, « ce sera ma part à moi ».
Pour en savoir plus sur la Bourse Jiyuu Hugo Sarrade : http://www.fondationparistech.org/remercier/succes/meilleurs-talents/bourse-jiyuu-hugo-sarrade/
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