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Awa, grandie par ses fils

Le Monde

Publié le 04 juillet 2014 à 16h07, modifié le 19 août 2019 à 14h49

Temps de Lecture 8 min.

Elle arrive en France le jour de ses 20 ans, pour retrouver un mari épousé au Sénégal. Son fils naît dix mois plus tard. « J’étais toute seule avec mon bébé. » Son mari la frappe. A 18 mois, leur petit Abdou montre des signes d’hyperactivité. « Il a baigné dans la violence de son père. » Il entre en maternelle à 3 ans. Elle rêvait de suivre une formation dans la petite enfance, elle travaille comme aide à domicile. 9 heures-15 heures, c’est pratique : « Chez moi, je faisais tout, le ménage, l’enfant, la cuisine, tout. Je rentrais, je n’avais pas le temps de me déchausser. » Son mari, à qui elle demande de l’aide, lui fait la leçon : « Ici, en France, ce sont les femmes qui font l’éducation des enfants. » Lui s’occupe à l’extérieur. « C’était : je dors, je travaille, je me repose. » Son argument massue : « Si les parents ne travaillent pas, le fils pensera qu’ils sont des fainéants. » Elle ne juge pas, elle commente : « C’était sa façon de faire, son caractère. » Ce qu’elle veut alors, elle, plus que tout, c’est « réussir mon mariage. Ce n’est pas que j’étais amoureuse, mais je voulais que tout soit stable. J’étais partie de chez moi, j’avais quitté mon pays, je voulais tout faire pour éviter le divorce ». Elle l’évitera pendant vingt-deux ans.

Elle a connu, enfant, un père « qui faisait tout à la maison. » Enseignant, il emmène ses enfants à l’école, prépare les repas, remplit les seaux d’eau, tresse les cheveux de ses filles… « Un homme parfait. » Elle est allée jusqu’en 1re au lycée. Elle n’a jamais vu ses parents « se chamailler ». Elle parle « d’estime et de respect mutuel dans le couple », d’une société où « les gens s’aident les uns les autres », où « tout le monde éduque les enfants ». Aucune de ces règles ne s’applique plus dans sa nouvelle vie. Alors elle ramène ses objectifs au premier d’entre eux : « Vivre en paix. » Aujourd’hui, elle dit : « J’ai délaissé mon enfant. »

En deuxième année de maternelle, « la maîtresse m’a invitée dans la classe. Elle m’a dit : “Il est ingérable.” C’était vrai. Je suis sortie effondrée. » L’école la dirige vers le centre médico-psycho-pédagogique (CMPP). Mère et fils s’y rendront ensemble pendant de nombreuses années. « Lui ne parlait pas. Il tapait dans un ballon. C’est moi qui parlais de notre vie. Je ne pouvais pas parler sans pleurer. » Des années de pleurs. « Rien ne s’est arrangé, rien du tout. Pour eux, c’était mon fils la priorité. Mais vraiment, c’est moi qui avais besoin d’aide. »

Un redoublement en CP : « Il a fini par savoir lire. » Et le souvenir d’une année presque magique : « Un enseignant avait compris qu’il était en souffrance. Avec lui, ça allait vraiment. » Sinon, c’est difficile. « Personne ne m’a jamais appelée. Ils étaient moins professionnels qu’aujourd’hui. »

Elle tente de l’aider à faire son travail de classe, « avec beaucoup de mal. Pour moi, les leçons, ça s’apprend par cœur ». Et elle continue d’aller à heures fixes pleurer au CMPP. Son fils passe au collège… dont il est exclu en 5e après des altercations avec les surveillants. Un nouveau collège, éloigné du quartier, fait figure de havre. « Il était poussé par les autres qui visaient vraiment haut. » Elle l’accompagne le jour de son admission, puis n’y remet plus les pieds. « A l’époque, je n’avais pas compris que c’est aux parents d’imposer leur présence. »

En fin de 3e, on ne demande d’avis ni à l’élève ni aux parents. Il est orienté en 2de électro-technique. En 1re, ça se gâte : « Il a commencé à fumer du shit. Quand les enfants y touchent, d’abord on ne veut rien voir, ensuite on ne peut plus rien faire. C’est là qu’il a commencé les bêtises. » Fidèle à sa ligne de conduite, le père n’intervient pas. « Quand mon fils me parlait mal, mon mari rigolait. Il disait : “C’est parce que tu ne me respectes pas.” Et moi, je pensais que c’était normal, c’était la vie. » Quand elle se rend au tribunal pour l’aîné, c’est avec le petit frère sous le bras.

Elle a attendu dix ans pour avoir un deuxième enfant. « Des enfants, dans ces conditions, je n’en voulais plus, non. » Et puis est arrivé Sekou, le cadet, et deux ans plus tard le benjamin, Djibril. Les deux petits subissent la violence du père et la dérive de l’aîné. Elle trouve pourtant deux balises dans la tempête : l’éducatrice de l’Aide éducative en milieu ouvert (AEMO), affectée par le juge des enfants. « Elle était vraiment bien. Elle avait beaucoup d’influence sur mon fils. Grâce à elle, il a pu retourner au lycée qui l’avait exclu, et avoir son CAP. » La famille qui l’emploie est son second repère. La mère de son employeuse l’envoie consulter une association d’aide aux femmes battues. « Un jour, je me suis dit : “Je ne mérite pas ça.” J’ai demandé le divorce. Je ne pouvais pas décevoir mes enfants ni les gens qui m’aidaient. » Le mari met des mois à quitter le domicile conjugal. Le grand fils, lui, ne fait plus rien. Il dort le jour, sort la nuit. Elle vit dans une inquiétude permanente, l’appelle la nuit, le supplie de rentrer, perd le sommeil.

Et puis, quelques jours après le départ du père, la situation explose. « Un jour, il se lève, il s’énerve, il renverse les meubles, il fait un trou dans le mur. » Elle appelle la police, qui diagnostique « des histoires de famille ». Il faut qu’il aille « faire une crise de violence » à son ancienne école primaire, pour être emmené aux urgences. Il est hospitalisé quatre mois. A sa sortie, sa mère l’envoie dans sa famille au Sénégal. « Il était très content. » Mais son père meurt une semaine après son départ… Il rentre. « Six jours après, il était à nouveau hospitalisé, il était allé refaire une crise dans un lycée. Toujours les établissements scolaires. »

Durant les mois qu’il passe à l’hôpital, sa mère lui rend visite. Se passe cet événement déchirant : ils se parlent. « Pour la première fois, il a pu me dire : “Je t’aime.” Il m’a raconté combien il avait souffert à l’école, puis au collège. Je n’avais rien vu. Je pensais que les adultes avaient toujours raison, que les professeurs étaient comme les pères et les mères de famille. Mais il n’a trouvé personne pour lui tendre la main. » Elle entre dans la douleur de ce petit garçon qui a si mal grandi. « Il me disait : “Maman, j’ai peur des Blancs. Tu n’as pas peur, toi ?” Il disait aussi : “Maman, tu as réussi à t’intégrer. Tu as trouvé la place que je n’ai pas trouvée.” » Confrontée à ce malheur qui dépasse le sien, elle se range de son côté : « Je sais qu’il n’est pas mauvais. Il joue au caïd, mais dans le fond, il est bon. » Pour autant, elle ne veut pas que son fils souffrant déstabilise les deux petits. Elle a sa stratégie. Elle le renvoie au Sénégal. « L’ambiance est différente. Ses oncles lui parlent et lui transmettent ce que je voudrais qu’on lui transmette. Là-bas, je sais qu’il sera heureux. »

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De son côté, elle a beaucoup à reconstruire. « Les problèmes de famille finissent par tout casser. » Après une dépression, elle s’est séparée de son employeuse, affectée elle aussi par la tourmente. « Demandeuse d’emploi », elle s’occupe de ses deux garçons de 13 ans et 9 ans. Si le plus grand est « tout à l’intérieur, et sait s’exprimer », le plus jeune est hyperactif. « Je lui ai dit : “Tu n’es pas comme ton grand frère, tu es très intelligent.” A la limite, c’est un enfant surdoué. » Avec l’expérience, elle a compris certaines règles du jeu… et refusé le redoublement du CP. « Ça ne servait à rien. Il était le premier à savoir lire ! J’ai dit : “Si c’est comme ça, je l’enlève de l’école.” » Le CMPP l’appuie dans son refus. Parce qu’il va au CMPP, trois fois par semaine. Les temps ont changé : « Ce n’est pas moi qui fais la thérapie à sa place. » Le directeur promet qu’il peut être le premier de sa classe, le prof de karaté qu’il sera champion de France… à condition qu’il se calme. Lui répond : « Maître, j’aimerais bien, mais c’est comme quelqu’un qui me pousse. » Pour canaliser l’énergie qui le dévore, elle l’a inscrit au hip-hop, à la capoeira et au théâtre où il excelle en clown. « Tout le monde le soutient. Je suis entourée de bras solides. Ces gens m’aident. Sans eux, est-ce que je pourrais tenir ? »

Elle a toujours un peu de mal à comprendre son dernier fils, Djibril, « même si on s’aime beaucoup ». Sekou remarque devant elle : « Il nous épuise. Je l’aime bien quand il dort. »

Pour lui, pour eux, elle voudrait qu’Abdou s’inspire de ses oncles : « J’aimerais qu’il fasse sa vie là-bas. » Celui qui n’est plus là ne la quitte jamais vraiment : « Grâce à lui, j’ai grandi. Je fais attention aux autres, j’écoute, j’observe. » Sur l’avenir, elle a des rêves de bonheur communs et doux : « J’espère que mes enfants avanceront. J’espère que toutes les plaies vont se cicatriser. J’espère qu’on vivra un jour comme une famille normale. » Elle dit enfin : « Je regarde mes enfants et ils me touchent. Ils sont tellement pleins de ressources. »

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