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Cannes

«The Assassin», sabres émouvants

Festival de Cannes 2015dossier
Avec sa sublime fulgurance mystique dans la Chine ancienne, le maître taïwanais Hou Hsiao-hsien plane sur la Croisette.
par Didier Péron
publié le 21 mai 2015 à 20h16

Rarement film se sera fait plus attendre. Depuis plusieurs années, on entend parler du projet coûteux, peut-être impossible, d’un film de sabre, un wuxiapian, signé d’un des plus grands cinéastes vivants, le Taïwanais Hou Hsiao-hsien, dont la carrière était en sommeil depuis quasiment une décennie, exception faite de quelques anecdotiques opuscules de commandes, tournés à Tokyo ou Paris. Les rumeurs courraient sur l’incapacité du cinéaste à pouvoir finir à temps ce film dont l’idée remonte à ses débuts, ouvrage infiniment fignolé en postproduction image et son, vu par les sélectionneurs cannois à l’état de chantier non sous-titré.

Peintures. Aussi, à la première projection, le fan-club était en prière devant ce retable grandiose rouge, noir et or dont le dévoilement nous permettait soudain d’approcher le genre de sentiments mystiques probablement ressentis par Laurent ou Cosme de Médicis quand Paolo Ucello leur montrait pour la première fois ses peintures de la Bataille de San Romano qu’ils avaient commandées afin de décorer leurs chambres. La folie géométrique, le sens des couleurs et des étoffes, l’obsession des détails noyés dans de grandes flaques de lumières coagulées, peints dans la Florence du XVe siècle ou filmés par un génie taïwanais contemporain.

Hou Hsiao-hsien a déjà derrière lui deux décennies de chefs-d'œuvre courant de ses débuts autobiographiques (les Garçons de Fengkuei)aux évocations de la jeunesse contemporaine taïwanaise en déshérence (Millenium Mambo) sans oublier ses fresques historiques follement ambitieuses (la Cité des douleurs, le Maître de marionnettes…). Le voir aujourd'hui extirper des gravats d'une production chaotique - qui s'est déroulée sur plusieurs années, cumulant, semble-t-il, quelque quinze mois de tournages hachés entre studios à Taipei et extérieurs chinois (Mongolie intérieure, province rurale du Hubei) - un tel bloc de beauté sereine paraît proprement incroyable et vaguement inhumain.

Car ce que l’on connaît de son cinéma, façonné depuis toujours par une inimitable distance et innocence du regard que le cinéaste dit avoir apprise des longues heures solitaires qu’il passait enfant juché sur des arbres à écouter et contempler la vie, ainsi transformé en oiseau vigilant, est ici encore modifié et rendu plus impressionnant par les exigences de rapidité guerrière des scènes d’arts martiaux et les actions à poignards tirées de son héroïne principale, Nie Yinniang (fabuleuse Shu Qi). Le film opère ainsi une synthèse entre l’agilité chorégraphiée d’assauts vengeurs et la fabuleuse brûlure opiacée du temps long des plans séquences, conjuguant le fracas et le silence, la brusquerie du crime et la lenteur de la méditation.

Cérémonial. The Assassin se déroule dans la Chine du IXe siècle, sous la dynastie Tang. Des tensions incessantes opposent alors l'empereur et des provinces dissidentes, dont celle de Weibo, devenue peu à peu, par l'éclat de sa puissance, un ferment de déséquilibre pour le pouvoir central. Nie Yinniang, après des années d'un enseignement auprès d'une nonne, revient dans sa famille et se voit confier par sa mère la mission de tuer son cousin, Tian Ji'an (Chang Chen), gouverneur de Weibo, avec qui elle avait été fiancée avant que le projet de mariage diplomatique n'échoue. Le palais est de surcroît le théâtre de rivalités et de jalousie entre l'épouse de Tian Ji'an et une favorite qu'il aurait mise enceinte. Les différents éléments de discordes intimes et politiques s'entrechoquent, mais le cérémonial luxuriant d'une existence captée comme une série de rites codifiés, de postures encloses dans des écrins d'étoffes qu'éclairent les flammes vacillantes de braseros et de bougies, efface l'acuité des enjeux.

Les non-dits, les coups tordus, les ruses qui permettent d’être là sans être vu, les voiles intercalaires brouillant les visages, les masques et la nuit bienfaisante conspirent à la consistance et à l’évaporation d’une intrigue qu’il faut toujours surveiller du coin de l’œil, car elle s’échappe et se cache dans les jointures des plans. Les gestes d’un enfant essayant d’attraper un papillon, l’extrême précaution d’une servante pour implanter dans la chevelure de sa maîtresse des épingles brochées, un groupe de paysans fumant à la tombée du jour, des nuages passant dans un ciel limpide, la course-poursuite circulaire d’assaillants dans un sous-bois, la déambulation d’une escouade de cavaliers dans un paysage d’immenses frondaisons vertes, la chaleur écarlate d’un banquet, chaque scène, chaque plan affole par son apparente simplicité et l’incompréhensible dont ils tirent sa force.

Les arbres et la chair, les broderies et la fumée, les miroirs et les gouffres échangent leurs substances en une intense éternité de miracle et d’agonie. Il y a quelque chose de voluptueux à se glisser dans une fiction dont on se prend à désirer qu’elle ne s’arrête jamais, qu’elle devienne un peu de notre sang, qu’on puisse l’absorber et non simplement l’admirer.

On l'aura compris, si The Assassin n'est pas au palmarès, enfin, non, soyons clairs, s'il n'a pas la palme d'or, on sort sabres et flambeaux, et le jury a intérêt à trouver les issues de secours, car ça va mal se passer.

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