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Le plus grand cimetière de locomotives de France, un immense gâchis

À Sotteville-lès-Rouen, ce qui fut la plus grande gare de triage d’Europe dans les années 1980 est aujourd’hui un cimetière. Plus de 400 locomotives y attendent leur démantèlement, certaines depuis plus de dix ans et l’ouverture, en 2006, du transport de marchandises à la concurrence. Reportage et portfolio.

  • Sotteville-lès-Rouen (Seine-Maritime), reportage

L’image est saisissante. Des centaines de locomotives sont alignées sur une dizaine de voies ferrées. À chaque ligne correspond un modèle : ici les diesels, là les modèles des années 1970, et ainsi de suite. Au bout des lignes, les voies sont couvertes de verdure, des arbres transpercent les traverses. Une image fascinante de lignes symétriques où s’enchevêtrent l’industrie et la flore qui reprend ses droits ; une image de désolation pour les cheminots, qui voient les bijoux de leur travail mis au rancart.

Regardez le portfolio de notre reportage :




Ces locomotives, qui datent pour les plus anciennes des années 1960, sont chargées d’amiante. Avec le temps, des fuites de liquides divers et variés apparaissent et se déversent dans les sols, mais la dégradation du temps va de pair avec une razzia des matériaux entre vols de cuivre et récupération de transformateurs, de quoi provoquer de nouvelles fuites. « Le meilleur moyen de ne pas polluer, c’est de faire rouler les machines et de démanteler les autres rapidement, explique Grégory Laloyer, cheminot, mais là, c’est ni l’un ni l’autre. » La SNCF a néanmoins investi dans un poste de gardiennage permettant de mettre le holà sur les vols.

Difficile d’imaginer que dans les années 1980, la gare de triage de Sotteville-lès-Rouen, à 5 km au sud de Rouen, était la plus grande d’Europe. Elle enregistrait alors 2.000 mouvements de wagons par jour. Aujourd’hui, c’est à peine une vingtaine ; le lieu a perdu son appellation de « gare de triage » en 2010. Une image de fin d’époque, d’épave du passé.

« Quand vous parlez de cimetière, ça me fend le cœur, c’est notre travail qui gît là » 

« Vous savez, quand vous parlez de cimetière, ça me fend le cœur, c’est notre travail qui gît là », déplore Grégory Laloyer, cheminot qui aime le travail bien fait et constate dépité le gâchis que représentent toutes ces locomotives à l’abandon. En fin de carrière, cet aiguilleur est le représentant régional de la CGT cheminots, il connaît bien l’histoire de cette gare de triage et des deux ateliers SNCF adjacents. Il y a le technicentre de Sotteville, qui se charge de la petite maintenance du matériel, et le centre industriel de Quatre-Mares, qui s’occupe à Saint-Etienne-du-Rouvray de la grosse maintenance. Gilles Chuette y travaille en tant que technicien spécialiste des freins. Il explique, avec une pointe de fierté dans la voix, « à Quatre-Mares, on garde entre 30 et 40 jours une locomotive, on la désosse complètement pour la remettre à neuf. On en démantèle aussi : 120 par an ».

L’atelier de Quatre-Mares, « un centre de référence sur les moteurs thermiques et diesel », précise un représentant de Sud rail, a célébré en grande pompe son centenaire en 2013. Mais comme la gare de triage, l’atelier de Quatre-Mares devrait perdre son qualificatif d’« industriel », selon Grégory Laloyer, syndiqué à la CGT. « Ce n’est pas qu’un mot, ce terme induit des financements et une charge de travail en moins. Le perdre, c’est perdre des tâches à accomplir, des moyens financiers et donc une baisse d’effectifs. » Dans sa grande période, les années 1980, Quatre-Mares comptait plus d’un millier de salariés, aujourd’hui, il y en a un peu plus de 500. La bascule entre ces temps glorieux et le marasme actuel date de 2006 et l’application de la directive européenne sur l’ouverture à la concurrence. Pour l’ensemble des syndicats, le fret est la clef pour comprendre ce qu’il se joue ici. En revanche, nous ne connaîtrons pas l’analyse de la direction de la SNCF qui n’a pas répondu aux questions de Reporterre.

 « Les conséquences de ces décisions sont sociales, économiques et écologiques, c’est un désastre. »

En 2008, la dette de la SNCF était - elle l’est restée - importante : 32 milliards d’euros (plus de 50 milliards aujourd’hui). À partir de 2006, la société ferroviaire s’est ouverte à la concurrence pour le transport de marchandises. Ce qui suppose de s’acquitter d’une sorte de péage pour utiliser les voies ferrées françaises. Or, ce tarif est très élevé, bien supérieur à celui de la route. Comme les conditions salariales sont radicalement différentes entre les cheminots français et les routiers du reste de l’Europe et qu’un camion peut se déplacer jusqu’à son point de livraison finale (le train exige un second mode de transport pour les derniers kilomètres), le fret ferroviaire est depuis dix ans de moins en moins utilisé, jusqu’à passer sous la barre des 10 % du transport de marchandises en 2015. De son côté, la route a épousé une courbe inverse et atteint désormais 85 % du total.

Le cuivre est régulièrement volé sur le site.

Un représentant de Sud rail glisse : « Vous savez, la SNCF est aussi le premier transporteur routier de France », avec sa filiale Geodis. Pour Gilles Chuette de la CGT, « privilégier la route au rail est un choix politique » ; son camarade Grégory Laloyer opine de la tête avant de poursuivre : « C’est un cercle vicieux : moins on fait de fret, plus le coût d’entretien est élevé, moins la dette de la SNCF se réduit et donc… moins on fait de fret. » Moins de fret, moins de locomotives en circulation. Des locomotives inutiles reléguées à Sotteville en attendant des jours meilleurs.

Cet état des lieux désole Gilles Chuette, qui a encore toute sa carrière devant lui : « Les conséquences de ces décisions sont sociales, économiques et écologiques, c’est un désastre. » Moins il y a de locomotives et de wagons en circulation, moins il y a de travaux de maintenance à réaliser pour son atelier de Quatre-Mares et celui de Sotteville. À cela s’ajoutent les conséquences environnementales : « On estime que l’arrêt de la gare de triage en 2010 s’est traduit par 3.000 camions de plus en circulation dans la zone industrielle ; au total, ça fait 30.000 camions par jour. »

« Il faut absolument qu’on arrive à relancer le fret ferroviaire » 

30.000 camions à Sotteville, autant d’émetteurs de particules fines, de dioxyde d’azote et ses conséquences sur la qualité de l’air et l’accroissement de maladies respiratoires. Mais ce serait oublier les nuisances sonores ou encore l’encombrement des routes.

L’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie qualifie le fret ferroviaire d’un des modes de transports « les plus performants d’un point de vue énergétique et environnemental (…) Le développement du transport ferroviaire est donc un facteur clef pour l’économie française ».

La ministre des Transports, Élisabeth Borne est allée en ce sens en affirmant le 24 octobre dernier au micro de France Inter : « Il faut absolument qu’on arrive à relancer le fret ferroviaire, spécifiquement pour la traversée des Alpes. »

Grégory Laloyer, représentant régional de la CGT cheminots.

Une annonce qui décroche un vague haussement d’épaules de Grégory Laloyer, de sourcils pour Gilles Chuette. Pas convaincus. Gilles Chuette préfère pointer du doigt une photographie du triage de Sotteville et ses 400 locomotives affichée dans le local syndical de la CGT : « Vous savez combien d’argent représente toutes ces locomotives ? Des centaines de millions d’euros. Et c’est notre argent, celui du contribuable. C’est de l’argent qui est en train de pourrir. »

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