Les initiatives médiatiques féministes se multiplient depuis quelques années sur la toile. Oscillant entre journalisme et militantisme, comment cette presse engagée s’est-elle saisie des outils numériques pour promouvoir ses revendications féministes ?

L’histoire de la presse féministe a commencé à s’écrire au début du dix-neuvième siècle en France. En rupture avec les journaux contemporains, faisant la part belle aux activités domestiques et autres occupations alors présupposées « naturellement » féminines, les périodes révolutionnaires ont ouvert la brèche au développement d’une presse revendicative où les femmes prenaient la plume, entamant un long processus de féminisation de la profession de journaliste.

Plus proche de nous, le paysage médiatique a été bousculé en 2009, alors que sortait pour la première fois le magazine féminin et féministe Causette, décrit alors comme « le symbole de la renaissance du féminisme en France » par The Times.

Les médias féministes n’ont donc pas attendu l’avènement d’Internet pour émerger et questionner les inégalités entre hommes et femmes — et plus largement fondées sur l’appartenance sexuelle et genrée. Mais son arrivée a nécessairement modifié le champ des possibles pour cette presse engagée. Les mouvements féministes y ont trouvé à la fois une place privilégiée pour exprimer leurs opinions et leur militantisme, tout autant qu’un lieu cristallisant et envenimant les tensions autour de leurs engagements.

C’est pour cela que nous avons souhaité nous intéresser aux médias féministes en ligne. Bien évidemment, nous ne pouvons prétendre à l’exhaustivité autour de ce sujet — vaste champ d’études, dont la sociologie des médias et des mouvements féministes cherchent encore à saisir tous les enjeux.

Peut-on discerner un renouveau de la presse web féministe, alors que se multiplient les initiatives sur Internet ? De nombreux médias féministes en ligne se sont emparés des nouvelles technologies pour porter leurs revendications, trouvant au passage un nouvel écho à leurs idées égalitaristes.

Commençons donc d’entrée de jeu par éviter de penser au singulier. Si les technologies recoupent des réalités plurielles, il en va de même pour les féminismes. Sur le web, cela s’est logiquement traduit par la diversité des formats (sites, blogs, newsletters), des lectorats, et des engagements militants des journalistes que nous avons pu rencontrer.

Lancer un média féministe sur le web, un moindre coût

Au premier rang des changements apportés par Internet aux initiatives médiatiques féministes, figure l’avantage économique — matérialiste, certes, mais essentiel pour comprendre la multiplication des initiatives ces dernières années. Rebecca Amsellem se remémore ainsi les débuts de sa newsletter féministe, baptisée Les Glorieuses et lancée en 2015, qui cumule aujourd’hui 40 000 abonné(e)s et s’investit actuellement dans les droits des femmes à l’occasion de la Présidentielle. « En termes de coût, il est plus simple de passer par Internet. Le lien établi avec la communauté est direct, on peut échanger et recevoir de manière directe », nous indique-t-elle.

L'une des illustrations accompagnant la newsletter des Glorieuses. Clémentine du Pontavice

L’une des illustrations accompagnant la newsletter des Glorieuses. Clémentine du Pontavice

Le constat est identique pour Arnaud Bihel, rédacteur en chef adjoint des Nouvelles News. Lancé en 2009, ce journal en ligne indépendant s’attache à traiter l’actualité générale dans le respect de la parité. Comme le journaliste nous l’explique, le format web présentait un intérêt économique évident : « Le fait de créer notre média par Internet était plus facile et demandait moins d’investissement. C’est le support auquel nous avions pensé à l’origine. Les médias féministes rencontrent les mêmes problématiques que les médias en général. » Par ailleurs, Les Nouvelles News a choisi d’opter pour un modèle économique d’abonnement payant.

Les médias féministes rencontrent les mêmes problématiques que les médias en général

D’autres médias ne retirent aucun bénéfice économique de leurs articles, à l’instar de Retard Magazine, dont le format est situé quelque part entre le magazine et le blog. Sa fondatrice Marine Normand, également responsable éditoriale des Inrocks, enrichit pendant son temps libre ce qu’elle surnomme affectueusement son « journal intime collaboratif ». Mis sur pied il y a six ans, Retard Magazine fonctionne grâce au bénévolat d’une centaine de contributeurs.

« Nous sommes un poids-plume : on ne se paye pas, et on ne paye personne. Et nous arrivons aujourd’hui à publier deux papiers par semaine. Le papier est trop cher, Internet permet de réduire les coûts. C’est également une question de génération », confie Marine Normand à la rédaction de Numerama.

Nous sommes un poids-plume : on ne se paye pas, et on ne paye personne

De l’autre côté de l’Atlantique aussi, le choix d’un media web a été motivé par l’argument économique. C’est le cas de La Gazette des femmes, passé en 2011 d’une édition papier vers un format magazine exclusivement numérique. « Internet et les réseaux sociaux ont permis, entre autres, à La Gazette des femmes de se réinventer à une période où d’importants changements s’opéraient au sein du mouvement des femmes et de l’industrie des médias. Nous sommes, bien tristement, les uniques survivants de la presse féministe grand public au Québec », nous raconte Élise Pelletier, en charge des réseaux sociaux de La Gazette des femmes.

D’abord militant(e), ou d’abord journaliste ?

Le support web a également amené les journalistes des médias féministes à s’interroger sur le degré de leur engagement. Jusqu’à quel point se considèrent-ils féministes ? « Nous n’avons pas la même approche qu’une association militante, nous répond Arnaud Bihel. L’engagement des Nouvelles News se fait dans le cadre éditorial : nous essayons de proposer un média qui mette les choses en perspective, mais l’objectivité n’existe pas. Nous faisons des articles éditorialisés. Mais nous sommes journalistes avant d’être militants… et c’est un positionnement qui n’est pas toujours facile à tenir ! »

MAREKULIASZ VIA GETTY IMAGES

MAREKULIASZ VIA GETTY IMAGES

Retard Magazine s’affranchit des étiquettes en ne choisissant de se revendiquer ni blog ni magazine. Même si sa créatrice est bien consciente d’avoir insufflé à sa création un « petit côté féminin et féministe ». « Nous ne nous sommes pas réfléchis en média féministe, on est toutes dans ces causes là, il y a donc forcément une résonance féministe. Mais je n’impose aucun sujet. Si quelqu’un veut écrire sur un sujet de niche, il n’y a qu’un seul impératif : que ce soit pertinent et bien écrit », précise Marine Normand.

Sur le blog, je ne cherche pas nécessairement à être équilibrée

Sur son blog Les Martiennes, lancé en 2011, Charlotte Lazimi explique quant à elle s’extirper des contraintes journalistiques. Après un passage par la presse féminine, qui décuple son envie d’être engagée sur des sujets tels que l’IVG, elle co-fonde avec Myriam Levain ce site sur lequel se bousculent depuis les éditoriaux militants. Depuis un an, Charlotte Lazimi assure seule la gestion des Martiennes. « En 2014, j’ai sorti une enquête journalistique, et forcément engagée, « Toutes les femmes ne viennent pas de Venus ! ». Dans une enquête, on cherche un équilibre, on interroge plusieurs personnes… Le blog, lui, est plus militant, je ne cherche pas nécessairement à être équilibrée, ce sont des prises de position»

La newsletter féministe, pas si old school

Au milieu du tumulte des blogs, réseaux sociaux et autres sites, un format semble contre toute attente conserver ses lettres de noblesses pour les médias féministes en ligne : la newsletter. C’est notamment ce qu’a pu observer Faustine Kopiejwski, co-fondatrice de Cheek Magazine. Depuis son lancement en 2013, elle a souhaité, en compagnie de Myriam Levain et Julia Tissier, façonner ce magazine web féministe « à notre image, sans injonction ».


De gauche à droite : Julia Tissier, Faustine Kopiejwski et Myriam Levain, co-fondatrices de Cheek Magazine. Photo Capucine Bailly

De gauche à droite : Julia Tissier, Faustine Kopiejwski et Myriam Levain, co-fondatrices de Cheek Magazine. Photo Capucine Bailly

Et les trois journalistes ont constaté avec surprise que le format newsletter, auquel elles ont consacré plusieurs articles, rencontrait un intérêt particulier : « Étonnamment, le format newsletter fonctionne très bien. C’est peut-être le signe d’un retour à des choses plus vintages, old school. Pourtant, cela ne coûte rien d’ouvrir des blogs, mais peut-être seront-ils amenés à disparaitre. »

Commentaires, réseaux sociaux : pour le meilleur et pour le pire

Impossible pour ces médias et sites féministes d’ignorer l’impact des réseaux sociaux pour partager leur engagement. « Internet et les réseaux sociaux ont facilité le travail des journalistes, observe Arnaud Bihel des Nouvelles News. Celui des médias militants aussi : le partage sur les réseaux sociaux est important dans le combat des féministes, surtout sur Facebook et Twitter. Nous sommes présents au sein d’un réseau militant qu’il n’existerait pas sans les réseaux sociaux. Ces plateformes apportent de la force dans la création de cercles féministes, en fonctionnant comme des amplificateurs de voix. »

Les réseaux sociaux amplifient la voix des cercles féministes

Les réseaux sociaux sont aussi perçus par ces journalistes et blogueurs/blogueuses engagé(e)s comme un lieu de leur propre apprentissage des idées féministes, dont les nombreux concepts — par exemple, l’intersectionnalité, le slut-shaming, le mansplaining — ne sont pas toujours simples à appréhender. Mélanie Wanga, co-fondatrice de la newsletter Quoi de meuf ?, note que le web a permis à de nombreux internautes de discuter des théories féministes : « Pour nous depuis le début des années 2010, Twitter et Facebook en particulier ont été décisifs dans la compréhension de certains concepts et de leur portée dans nos vies quotidiennes. »

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Comme le souligne Mélanie Wanga, à l’aube de ce 21e siècle, être une femme — qui plus est, un(e) féministe — en ligne conduit à s’exposer à des réactions épidermiques, à du harcèlement ou des trolls. « Le féminisme, ce n’est pas facile comme sujet !, confirme Marine Normand. Nous voulons accorder une place au débat, et pour cela les commentaires et retour sur Facebook sont un espace de discussion. C’est d’autant plus intéressant sachant que la quintessence du féminisme a eu tendance à se concentrer dans des fanzines qui ne touchaient que les initiés. Par contre, là, quand un papier ne plait pas, on peut se faire défoncer en quelques heures ! »

Quand un papier ne plaît pas, on peut se faire défoncer en quelques heures !

La frontière entre débat passionné, mais respectueux, et agressivité s’avère parfois floue en ligne. Les Martiennes en ont fait l’expérience sur le sujet de l’avortement. « Nous avons eu des réactions de gens agressifs, regrette Charlotte Lazimi. Quand les trolls sont trop violents, maintenant je les bloque. À côté de cela, nous pouvons avoir des échanges constructifs avec des féministes, qui ne sont pas nécessairement d’accord avec nous. »

Les Nouvelles News ont tout simplement pris la décision de fermer les commentaires de leurs articles, réservés aux abonnés qui payent pour consulter l’intégralité du site. « Nous avons fait l’expérience d’une bataille de commentaires avec des masculinistes, qui nous a obligé à fermer les commentaires », se remémore Arnaud Bihel.

Un nouvel écho sur le web

À l’image de la nature hétérogène de l’engagement de ces journalistes et rédacteurs/rédactrices féministes, l’écho que leurs publications trouve en ligne embrasse un large spectre de lecteurs. D’ailleurs, le journaliste des Nouvelles News avoue parfois se faire surprendre par l’intérêt suscité autour de certains sujets.

« Malheureusement, on peut difficilement quantifier les échos. Mais ce que l’on peut dire, c’est que certains articles vont très bien marcher, alors que l’on ne s’y attendait pas, et inversement. L’article le plus lu depuis le début de l’année sur notre site est aussi celui qui a été le plus partagé sur Facebook, il y est question des réactions ironiques qui ont suivi la photo de Donald Trump signant un décret à l’encontre de l’avortement. »

Des réactions qui partent dans tous les sens, qui nous challengent

Le constat est partagé par Faustine Kopiejwski sur Cheek Magazine. « Plus on va dans des sujets féministes de société, plus on a des réactions. On sent que nos lectrices ont envie de faire entendre leur voix. (…) Nous touchons une communauté de femmes, qui ont entre 20 et 35 ans, et sont majoritairement urbaines. Elles sont très connectées, sur Facebook ou Twitter. Nous avons parfois des réactions qui partent dans tous les sens, qui nous challengent aussi. »

« L’idée est de créer un espace pour les femmes, de prendre position et d’exister, complète Charlotte Lazimi. Par exemple, sur les réseaux sociaux, qui sont des espaces de liberté. Nous arrivons à faire monter des sujets d’actualité, comme avec le hashtag #moncorpsmondroit, lancé par les journaliste de Elle pour défendre l’IVG, que nous avions contribué à relayer. »

Les luttes féministes, appelées à prendre une place affirmée aux seins des luttes politiques

Journalistes engagé(s), blogueurs/blogueuses militants, auteurs/autrices de newsletters… En s’emparant ainsi des outils numériques, ces médias réinterrogent finalement la place des mouvements féministes dans la société. Quitte à donner un grand coup de pied dans la fourmilière du web, nouveau terrain de leurs revendications égalitaristes.

Le sociologue Pierre Bourdieu, dans son ouvrage consacré à La domination masculine, estimait qu’il s’agissait « d’un champ d’action immense qui se trouve ouvert aux luttes féministes, ainsi appelées à prendre une place originale, et bien affirmée, au sein des luttes politiques contre toutes les formes de domination. » Visiblement, le train est déjà en marche du côté de la presse féministe en ligne.


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