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woman lying on grass sleeping with book covering face.

Relançons la machine, réveillons nos émotions assoupies!

COLOROFTIME/ISTOCKPHOTO

Ce n'est plus une tendance, c'est un rouleau compresseur: depuis quelques années, on assiste à une prolifération de romans inspirés d'une personnalité - artistique, politique, historique - ou d'un fait divers ayant plus ou moins défrayé la chronique. Rebelote en cette rentrée littéraire, dont les héros s'appellent Rimbaud, Monet, Van Gogh, Marceline Desbordes-Valmore, Ossip Mandelstam, Patrick Dewaere, Ayrton Senna, etc. On y trouve aussi les atrocités de Fourniret - via le portrait de sa femme, Monique -, le meurtre de Sharon Tate par la secte de Charles Manson, ou encore l'affaire des possédées de Loudun, en 1632.

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NOTRE DOSSIER >> Rentrée littéraire

D'aucuns ont baptisé "exofiction" pareille propension à puiser dans un réel connu de tous, ou reconnaissable par tous, matière à modeler, creuser, extrapoler, réinterpréter. Bref, à romancer. Pourquoi pas? Ce n'est guère nouveau, ça peut donner de bons livres. Et ça vaut généralement mieux que l'autofiction, nombriliste par définition au risque d'ennuyer le lecteur.

Mais de l'excès d'"auto" à l'excès d'"exo", on rejoint volontiers Pierre Assouline lorsqu'il manifeste son agacement dans un édito salutaire du Magazine littéraire de septembre: "La biographie est le terrain de l'exactitude. Le roman, celui de la vérité. A mi-chemin des deux, l'exofiction les parasite [... ]. C'est la version people de la littérature." Et l'écrivain-journaliste de fustiger "la flemme de l'auteur et de l'éditeur", allant de pair avec celle d'un lecteur avide de révélations sur des premiers rôles ayant réellement existé.

Nous extirper du quotidien

Tant pis pour l'imagination: que cette "folle du logis", comme l'appelait Pascal (non sans mépris), se tienne au garde à vous. La nôtre a obtempéré, dans une ultime expérience, en lisant Les Pêcheurs d'étoiles, de Jean-Paul Delfino (Le Passage): voilà un savoureux récit, qui met en scène Blaise Cendrars et Erik Satie dans le Paris des années 1920, prêts à en découdre avec ce fieffé coquin de Jean Cocteau. La reconstitution est formidable, les dialogues sont hauts en couleur d'époque, et les seconds rôles de premier choix - Suzanne Valadon, Chagall, Modigliani.

Sauf que... difficile de ne pas filer fissa sur Internet pour voir la bobine des protagonistes, se remémorer comment Cendrars a perdu l'usage de son bras droit, pourquoi il surnommait Erik Satie le "maître d'Arcueil", et ainsi de suite. Les présentations sont déjà faites, notre imaginaire tourne à vide, la frustration nous gagne.

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Faisons le plein d'un bon carburant littéraire et ravivons nos sentiments émoussés!

© / afp.com/CHARLY TRIBALLEAU

Alors relançons la machine! Faisons le plein d'un bon carburant littéraire afin de sortir des sentiers battus, de partir à l'aventure, de nous extirper du quotidien, de raviver nos sentiments émoussés, de réveiller nos émotions assoupies! Evidemment, le rayon des classiques offre pléthore d'embarcations romanesques prometteuses pour changer de siècle et de cieux, vivre une autre vie. Mais celui des nouveautés recèle quand même ces romans denses et prenants qui convoquent à chaque page notre "folle du logis" et la laissent enfin à la manoeuvre.

Oubliés les tracas domestiques et les factures à régler avec Une nuit, Markovitch (Presses de la Cité), première fiction impressionnante de l'Israélienne Ayelet Gundar-Goshen qui nous entraîne en Terre promise à partir de 1939 et des décennies durant. Amitié, amours contrariées, filiations inavouables, moeurs paysannes et enjeux politiques. L'intime et le collectif s'imbriquent dans cette saga où la sensualité est omniprésente, contagieuse. Et ce délicat parfum d'orange qu'exhale l'une des héroïnes l'emporte aisément sur les effluves du métro...

Adieu la routine!

Même un roman grave et très contemporain comme Au commencement du septième jour, de Luc Lang (Stock), saisit tout autant par son souffle romanesque. On se figure si bien Thomas, informaticien de 37 ans et père de deux jeunes enfants, cette nuit où, dans sa belle maison aux abords du bois de Vincennes, il apprend par un appel de la gendarmerie que sa femme vient de subir un terrible accident de voiture. On tremble avec lui de voir son univers s'écrouler, on partage ses souvenirs obsédants, on s'émeut lorsque les non-dits familiaux éclatent. Plus rien d'autre ne compte, la liste des courses attendra, notre routine s'incline.

Elle dévie carrément pour marquer un arrêt à la Station Eleven (Rivages): un ambitieux roman d'anticipation de la Canadienne Emily St. John Mandel où, vingt ans après un virus mortel qui a décimé la planète, une troupe de théâtre itinérante parcourt la région des Grands Lacs en jouant du Shakespeare et du Beethoven. On se projette dans ce futur fascinant qui tient à distance notre fade présent, on s'interroge de concert avec la romancière: l'art et le souvenir de la civilisation peuvent-ils sauver ce qu'il reste d'humanité?

Si selon Stendhal "un roman est un miroir qui se promène sur une grande route", il importe que cette route soit imprévisible, singulière, ponctuée d'obstacles et de ravissements, à même de nous mener là où l'on n'arrive jamais dans la vraie vie... Dans le Larousse, la première occurrence du mot "roman" le qualifie d'"oeuvre d'imagination". Quand celle de l'auteur est foisonnante et canalisée avec brio, la nôtre se fait son propre cinéma, en toute liberté.

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