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Que valent les chiffres de « Cash Investigation » sur les pesticides ?

Chronique. Selon l’enquête diffusée sur France 2, 97 % des aliments en circulation en Europe contiendraient des traces de produits phytosanitaires. Ce chiffre est-il « alarmiste » ?

Publié le 27 février 2016 à 21h35, modifié le 01 mars 2016 à 11h34 Temps de Lecture 4 min.

Un agriculteur arrose son champ de pesticides le 15 juin à Bailleul.

La confraternité, dit-on, est une haine vigilante. Les journalistes de « Cash Investigation » en font la pénible expérience depuis la diffusion, début février sur France 2, de leur enquête fouillée sur les pesticides. Au centre des critiques, un chiffre : 97 %. Ce serait, apprend-on dans le film, la proportion des aliments en circulation en Europe contenant des traces de produits phytosanitaires. Sous-entendu : seuls 3 % en seraient exempts. Depuis la diffusion du film, Libération a fait preuve d’une persévérante confraternité à l’endroit des auteurs de « Cash », consacrant pas moins de trois articles à ce chiffre – qui n’a, du reste, aucun impact sur l’essentiel de l’enquête –, affirmant qu’il est « bidon », « alarmiste », etc.

Est-il bidon ? Il est indéniable que l’équipe de « Cash » a mal lu un communiqué de presse de l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA). Publié en mars 2015 pour annoncer les résultats du programme communautaire de surveillance de l’alimentation, il était intitulé : « Plus de 97 % des aliments contiennent des résidus de pesticides dans les limites légales ». Et ce, qu’ils en contiennent ou non. Car l’EFSA précisait aussi que « 54,6 % des échantillons » ne contiennent « aucun résidu détectable ».

Il faut le dire sans barguigner : cette affirmation de l’EFSA est fausse. Le terme qui aurait dû être utilisé est « quantifiable » et non « détectable ». Car en chimie analytique les mots ont un sens précis. L’agence européenne n’a pas évalué la proportion d’échantillons sans résidus « détectables », c’est-à-dire mesurés au-dessous de la limite de détection (LOD). Elle n’a considéré que la limite de quantification (LOQ), au-dessus de laquelle une concentration chiffrée peut-être donnée. Cela peut paraître un détail, mais les deux notions sont très différentes.

Blanc-seing

Ainsi, selon le rapport, 54,6 % des échantillons sont mesurés sous la LOQ (résidus non « quantifiables ») – parmi lesquels se trouvent certainement des échantillons contenant des niveaux détectables des substances recherchées. La communication de l’EFSA relève donc au mieux de l’erreur, au pire de la supercherie. Et, dans tous les cas, c’est bien plus choquant que la confusion de « Cash ».

Ce n’est pas tout. Derrière ce que nous tenons souvent pour des chiffres d’airain qui départagent le vrai du faux se cachent parfois des biais de disciplines, de bêtes impératifs techniques, voire des choix politiques… Cette fameuse limite de détection, par exemple, qui donne le blanc-seing de la virginité : comment est-elle fixée, et par qui ? « Elle dépend de la molécule recherchée et de la méthode utilisée pour mener le test », répond un scientifique d’une agence de sécurité sanitaire.

Qu’en pense un homme de l’art ? « Les programmes de surveillance cherchent plusieurs centaines de molécules en même temps et les méthodes multirésidus utilisées ont une assez faible sensibilité : lorsque vous courez après 200 informations à la fois, forcément, vous êtes moins sensible sur chacune d’elles, dit le chimiste Jean-Marc Bonmatin (CNRS), spécialiste de ces techniques. Au laboratoire, lorsque je veux vraiment voir une molécule, je cherche d’abord une limite de quantification la plus basse possible, puis je détermine une limite de détection qui peut être jusqu’à cent fois inférieure à celle des méthodes multirésidus. » On voit donc que la notion de virginité est assez relative et qu’en fonction de la loupe « rien » peut devenir quelque chose…

Science obsolète

Il existe un bel exemple de l’importance qu’il y a à distinguer le « très peu » du « rien du tout ». Il est détaillé par Laura Maxim (CNRS) et Jeroen van der Sluijs (université de Bergen, Norvège), dans le rapport « Signaux précoces et leçons tardives », publié en 2013 par l’Agence européenne de l’environnement. Au milieu des années 1990, lorsque les apiculteurs français commencèrent à accuser le Gaucho de tuer leurs abeilles, il leur fut rétorqué que c’était impossible. Dûment analysés, le pollen et le nectar des tournesols traités ne montraient en effet aucune trace du produit… De fait, sur les conseils avisés de Bayer, le fabricant du Gaucho, la Direction générale de l’alimentation avait fixé la limite de détection à 10 parties par milliard (ppb). Dès lors, on ne voyait rien. Mais la recherche ultérieure a montré qu’il fallait descendre au-dessous de ce seuil pour détecter le toxique, et que ces quantités minuscules suffisaient à dépeupler les ruchers.

Revenons à nos 97 %. Ce chiffre est-il « alarmiste » ? Procède-t-il d’une volonté d’exagérer le problème ? A l’évidence, non. Car la question n’est pas tant de savoir ce qu’il y a dans nos assiettes que de savoir ce qui échoue in fine dans nos organismes. La réponse est sans appel. Selon les travaux de l’Institut de veille sanitaire, ce n’est pas 97 % d’entre nous qui portons des traces de « phytos », mais 100 %. Des résidus de pesticides organophosphorés, d’organochlorés ou de chlorophénols sont quantifiables dans les fluides biologiques de l’ensemble de la population française.

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On pourra rétorquer que les expositions sont dans la majorité des cas très faibles. C’est vrai. Mais rappelons que l’évaluation des risques actuelle – qui considère que « très peu », c’est « presque rien » et que ce « presque rien » ne produit « rien du tout » – repose sur une science obsolète, battue en brèche par de nouvelles notions toxicologiques – effets cocktail, perturbation endocrinienne, programmation prénatale des maladies. A ceux qui pensent que le dernier « Cash » s’est rendu coupable du crime odieux d’alarmisme, conseillons la lecture du dernier Scientific Statement sur le sujet de l’Endocrine Society, la principale société savante mobilisée sur la question des pollutions diffuses. Ensuite, reparlons-en.

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