Manuela Carmena, la maire de Madrid qui ébranle la politique

Élue à la tête de la capitale espagnole en juin 2015, l'ancienne juge détonne. Elle mise sur les politiques collaboratives, la recherche du compromis… et compte les jours qui la séparent de sa (seconde) retraite.

Par Sophie Rahal

Publié le 24 septembre 2016 à 08h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 03h02

Avocate, juge, doyenne des tribunaux de Madrid puis membre de l'équivalent de notre Conseil supérieur de la magistrature et désormais retraitée, Manuela Carmena a entamé une carrière politique à l'âge de 71 ans, lorsqu'elle est élue maire de la capitale grâce à une coalition de gauche, Ahora Madrid (Madrid, maintenant). De passage à Paris pour accompagner la sortie, en France, de son livre Parce que les choses peuvent être différentes (publié en Espagne en avril 2014), c'est à la rédaction de Télérama qu'on la rencontre : souriante et enthousiaste, elle a le tutoiement systématique et s'avère d'une simplicité déconcertante. On peut donc s'adresser à une maire comme on discuterait avec une voisine de palier. C'est d'ailleurs ce que réclame Manuela Carmena, qui réfute l'expression de « femme politique professionnelle » pour lui préférer celle de « femme politique occasionnelle ».

Première femme élue à la mairie de Madrid, elle prend les transports en commun pour aller travailler, rencontre tous les Madrilènes qui en font la demande, refuse de commenter les polémiques politiciennes, et jure qu'elle ne se représentera pas au terme de son premier mandat (qui s'achève en juin 2019). Ses propos sont guidés par un pragmatisme et une volonté de toujours faire primer le dialogue sur l'affrontement. Avec elle, tout semble possible : négocier avec les banques, diminuer de un milliard la dette de sa ville… C'est une maire unique, une citoyenne comme les autres.

Vous n'avez jamais voulu faire de politique, et d'ailleurs vous n'avez ni ambition ni étiquette, dites-vous souvent. L'étiquette, c'est un carcan ?

Notre conception du parti politique est négative : elle nous colle une étiquette et nous enferme dans un cadre qui limite à la fois notre liberté, notre indépendance et notre créativité. Nous devons repenser cet instrument et nous demander si les partis sont le meilleur système pour la démocratie représentative. Ils génèrent une sorte de virus dans la façon que nous avons de faire de la politique. Récemment, j'ai relu la Note sur la suppression générale des partis politiques, écrite par Simone Weil et parue en 1950, sept ans après sa mort. Il est brillant de voir qu'une philosophe française délivrait déjà, à cette époque, un message encore tellement d'actualité.

Les chefs d’État semblent incapables de résoudre les défis qui traversent l'Europe. Le changement passe-t-il aujourd'hui par les villes ?

Je l'ignore mais je constate que les villes ont une extraordinaire capacité d'intégration. Pour un responsable politique, un maire par exemple, partager quotidiennement l'espace public avec ses administrés (au supermarché, dans le bus, le métro) facilite la communication avec les citoyens et participe de cette intégration.

“On doit maintenant sauter le pas et envisager un budget participatif supranational, qui relierait Paris, Madrid, Londres et d'autres, et qui laisserait les citoyens décider de certaines orientations.”

Pourrait-on imaginer une collaboration plus étroite entre les villes à l'échelle internationale ?

Je pense que c'est possible. Nous coopérons déjà entre villes, sans passer par l’État, parfois même sans qu'il en soit informé. Il faudrait développer cette collaboration dans des domaines cruciaux comme l'éducation ou les finances. Plusieurs villes ont par exemple adopté les budgets participatifs : on doit maintenant sauter le pas et envisager un budget participatif supranational, qui relierait Paris, Madrid, Londres et d'autres, et qui laisserait les citoyens décider de certaines orientations.

Qu'était-il urgent de changer lorsque vous êtes arrivée à Madrid ?

Des petites choses... qui constituent finalement un changement important. Nous avons d'abord diminué les cotisations que les Madrilènes doivent payer pour accéder aux équipements sportifs de la ville. Nous incitons aussi les médecins à prescrire des activités sportives à leurs patients, auquel cas nous réduisons encore le tarif de la cotisation. Comme dans toute grande ville, il y a un nombre important de personnes seules et, s'il est louable d'inciter les gens à prendre les transports en commun ou rouler à vélo, il est tout aussi essentiel de s'occuper de ceux qui souffrent de la solitude. Enfin, l'une des priorités était de lutter contre le taux de chômage élevé à Madrid : nous avons initié des politiques de solidarité et incitons les entreprises à renforcer leurs effectifs. Tout cela va dans le bon sens : cet été, la ville a reçu un nombre record de visiteurs, avec plus de 500.000 touristes étrangers rien qu'en juillet.

Comment évolue le budget alloué à la culture ?

Malheureusement, notre ambitieuse politique de travaux et de rénovation nous empêche d'investir dans la culture autant qu'on le souhaiterait. Nous avons tout de même axé notre politique culturelle sur l'ouverture : Madrid est composée de vingt-et-un districts, et rassemble un peu plus de trois millions d'habitants. Comme chaque été, nous avons organisé les Veranos de la Villa (Étés de la ville), une série d'activités pour profiter des vacances, de l'air libre et des possibilités de rencontre. Pour la première fois, les grands concerts et manifestations ne se sont pas déroulés que dans l'hyper-centre.

“Le pouvoir politique est séduit par le pouvoir économique”

Dans votre livre, vous dites aussi que le pouvoir politique est plus faible que le pouvoir économique...

Parce que le pouvoir politique est séduit par le pouvoir économique ! On raconte qu'à l'époque, dans les familles influentes, le fils le plus intelligent prenait la suite de l'entreprise, tandis qu'on envoyait le plus bête faire de la politique ! Sous-entendu : on a besoin de gens pour gouverner, mais qu'ils n'ont pas besoin d'être doués... C'est une caricature, mais révélatrice quand même.

Ces pouvoirs économiques, qui ont critiqué votre arrivée à la mairie et ménacé de quitter la ville, sont-ils toujours un handicap dans votre gestion ?

Le chemin est difficile mais nous avançons. Ce qui s'est passé en Espagne avec les banques est intéressant : leur politique inhumaine de récupération des crédits hypothécaires a jeté des milliers de personnes à la rue et fait naître un mouvement inédit de protestation qui a abouti à la création de la PAH (plateforme des victimes de l'hypothèque, association destinée à aider les propriétaires incapables de rembourser leurs dettes et menacés d'expulsion). La situation était intenable, d'autant que les banques expulsaient des gens incapables de rembourser leur crédit, mais ne pouvaient ensuite rien faire de ces logements car ils étaient occupés illégalement.

Quand nous avons entamé un dialogue avec ces banques, nous avons eu la surprise de constater que nous étions d'accord, et qu'il fallait que cela cesse. Ces établissements ont toujours eu l'habitude d'obtenir ce qu'ils voulaient sans jamais faire de concessions. Mais ils se rendent bien compte aujourd’hui que s'asseoir autour de la table pour trouver une alternative leur est bénéfique.

Vous pointez aussi les limites de la démocratie représentative...

Je m'appuie sur ma spécialité à l'université : en droit, lorsqu'une personne est représentée par une autre, cela indique une certaine « faiblesse » du représenté. A force de rabâcher que la politique est un sujet difficile, on laisse les citoyens croire que d'autres sont plus qualifiés qu'eux pour régler leurs problèmes. Les techniques de communication laissent complètement de côté la représentation. Or, si la politique est la capacité à organiser, alors chaque parent peut légitimement réfléchir à l'organisation du collège de son enfant, chaque contribuable peut parler du paiement de ses factures...

“Les processus d'éducation génèrent des individus « dressés », incapables de questionner le monde qui les entoure.”

Mais nous, citoyens, sommes aussi coupables d'une « approbation passive » : en nous soumettant, nous rendons impossible le moindre changement...

Je ne rends pas les citoyens responsables de cela, mais les processus d'éducation qui génèrent des individus « dressés », incapables de questionner le monde qui les entoure. Nous devons insister sur le développement du discernement, de la curiosité, de la créativité…

L'Espagne a connu le franquisme et les années sombres de la dictature. Que pensez vous de la menace que représentent aujourd'hui les partis d’extrême-droite en Europe ?

Il n’y a pas de futur sans démocratie, je ne comprends pas que l'on puisse remettre cela en question. Le fascisme et le nazisme ont réussi à abolir la démocratie pour l'éradiquer, et j'espère que nous sommes assez clairvoyants pour ne pas finir par nous saborder nous-mêmes. La montée de l'extrême-droite en France me laisse perplexe.

Comment expliquez-vous que l'extrême droite ait si peu de poids en Espagne ?

Parce qu'elle est intégrée au Parti populaire de Mariano Rajoy (conservateur). Elle existe, elle est très dépassée et liée à des réminiscences du franquisme, mais elle n'a aucun pouvoir, sinon celui de se faire entendre de temps à autre. Récemment, nous avons décidé de débaptiser la rue Millán Astray (du nom d'un général franquiste, cofondateur de la Légion espagnole, qui en 1936, après avoir interrompu un discours du recteur de l'université de Salamanque, appela à la « mort de l'intelligence ») : vous n'imaginez pas l'avalanche de protestation que cela a entraîné, et qui doit d'ailleurs se conclure le 24 septembre prochain par une manifestation des légionnaires, entre autres.

A votre arrivée au Conseil général du pouvoir judiciaire (équivalent du Conseil de la magistrature), vous avez critiqué les avantages liés à cette fonction. Il faut rompre avec les codes du système pour parvenir à le modifier?

Entrer dans le moule, c'est prendre le risque de ne jamais voir arriver le changement. Nous devons prendre l'habitude de nous demander pourquoi les choses ne pourraient pas être différentes de ce qu'elles sont. On s'étonne que je prenne le métro alors que je suis maire : mais pourquoi ne le ferais-je pas, puisque je le faisais avant, le plus naturellement du monde ? Ces questionnements génèrent parfois de la confrontation, mais elle est nécessaire et salutaire. Certains de mes collègues ne se déplaçaient qu'en voiture et n'avaient même plus idée du temps qu'il faisait dehors ! Voilà la preuve de l'éloignement de nos politiques, qui à force de vivre en privilégiés, se soustraient au reste de la société, parfois sans s'en rendre compte.

“Ne laissons pas les politiques faire croire aux gens que leur fonction est plus importante qu'elle n'y paraît”

Cet éloignement a-t-il tué la politique ?

Il lui a fait beaucoup de mal, et pas seulement dans nos sociétés européennes dites développées. Lors d'une mission au Congo, j'ai demandé qui étaient les riches dans ce pays. « Ici, les riches, ce sont les politiques », m'a-t-on répondu. Ce lien entre le pouvoir de gouverner et le profit économique qui en découle est inacceptable. La classe politique donne trop d'importance à ce qu'elle fait, comme les banquiers à leurs prouesses, afin de justifier leurs salaires démesurés. Nos politiques sont là pour gérer les affaires courantes et organiser le quotidien des citoyens. Bien sûr, ce n'est pas simple, mais ne les laissons pas faire croire aux gens que leur fonction est plus importante qu'elle n'y paraît.

Vous avez été juge, doyenne des tribunaux de Madrid pendant quatre ans, puis membre du Conseil supérieur de la magistrature pendant cinq ans. Est-ce une autre manière de faire de la politique ?

Donner une fibre sociale à notre vie, et réaliser que nos actes ont des répercussions sur la société, c'est à mes yeux une manière plus large d'entendre la politique. En cela, oui, j'ai participé à construire la politique judiciaire de mon pays, d'autant que j'ai exercé à une époque où notre tâche en tant que juges était difficile en Espagne : nous devions bâtir une justice démocratique.

Vous parlez de la culture féminine et de ses attributs : la non-violence, l'empathie… N'est-ce pas un peu cliché?

Je ne crois pas, regardez la société : où allons nous chercher les soins ? Qui les prodigue ? Qui s'occupe de nos enfants, de nos anciens ? Ces métiers du « prendre soin » sont surtout exercés par des femmes, c'est un fait. Ce sont des professions essentielles, mais souvent dépréciées et mal rémunérées. Il faut comprendre pourquoi, et y remédier. Toute entreprise devrait se demander, avant d'entamer un quelconque projet, comment prendre soin de ses employés, et de tout individu en général. Et les expertes pour cela sont des femmes. Ça ne veut pas dire que toutes les femmes possèdent ce savoir-faire (souvenons-nous de Margaret Thatcher !), et ça ne veut pas dire que tous les hommes en sont dépourvus.

Quels sont les défis du féminisme contemporain ?

Il faut développer cette culture de la femme plutôt que le « pouvoir des femmes ». Cette expression a plus à voir avec des revendications purement féministes, tandis que la culture féminine est la revendication d'un féminisme plus large, qui englobe un monde plus moderne.

“Podemos aurait dû rester un mouvement, et ne jamais devenir un parti. Les partis finissent par vous broyer”

Vous avez songé, un temps, à faire du journalisme. Que pensez vous du traitement journalistique de l'information politique ?

Malheureusement, le discours politique s'est embourbé et a emporté avec lui le journalisme politique. Je suis surprise que les journalistes m'accusent de tenir un discours « du bon », sous-entendu naïf. La politique doit être faite par des individus bons et bienveillants. Or, que recherchent les journalistes ? A savoir quel responsable politique a médit sur tel autre, que lui a répondu cet autre, en prévoyant que cela déclenchera une polémique. Je ne fais aucun commentaire là-dessus, je suis maire de Madrid, je suis une politique occasionnelle, et ça n'est pas à moi de le faire : ça les rend fous !

Podemos est-il tombé dans ce jeu ?

Oui, malheureusement. Ce parti a désormais la même structure formelle que n'importe quel autre. Podemos aurait dû rester un mouvement, et ne jamais devenir un parti. Les partis finissent par vous broyer.

Y a-t-il une forme de violence dans les méthodes et les revendications de Podemos, qui lui ont nui ?

Je pense que les membres de Podemos ont instauré une forme de confrontation verbale violente et, in fine très négative : c'était une erreur. Je ne sais pas si les gens qui ont voté pour eux s'attendaient à cela, je ne crois pas…

L'Espagne n'arrive pas à former un gouvernement depuis les premières élections générales du 20 décembre 2015. C'est du temps perdu ?

Non, c'est du temps gagné ! Il faut analyser avec humilité et modestie ce que nous avons raté mais aussi ce que nous avons réussi, même si c'est très dur d'exprimer cela dans les médias. Naïvement, j'ai parfois fait part aux journalistes de mes difficultés durant mes premiers mois en tant que maire, jusqu'à ce qu'on me conseille de ne jamais dire à un journaliste que quelque chose est difficile, sous peine de me faire taxer d'incompétente ! Voilà comment, peu à peu, tout se transforme en « langue de bois », avec des discours systématiquement écrits à l'avance par des spécialistes en communication et dans lesquels rien n'est dit.

Regrettez-vous d'avoir accepté d'être candidate à la mairie ?

Non, mais je compte les jours qu'il me reste avant de terminer mon mandat. J'avais une vie paradisiaque avant : j'étais une retraitée active, investie dans ma boutique solidaire. J'aime dessiner, écrire, aller au cinéma… j'ai fait l'effort de renoncer à cela pour être maire. J'ai signé pour quatre ans mais ce ne sera pas un jour de plus !

 

Manuela Carmena, Parce que les choses peuvent être différentes (Indigène Editions) 158 p., 14 euros.

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