Evgeny Morozov lors d'une conférence en 2013.

Evgeny Morozov lors d'une conférence en 2013.

Chatham House http://www.flickr.com/people/43398414@N04

A première vue, c'est un peu l'anti Rifkin. Pendant que l'économiste fait son tour d'Europe pour développer sa théorie plutôt optimiste sur la fin prochaine du capitalisme grâce à la nouvelle économie du coût marginal zéro, née d'internet, Evgeny Morozov met en garde contre l'idée qu'internet est la solution à tous les problèmes modernes. Il dénonce ce qu'il appelle le "solutionnisme", un concept qui consiste à vouloir tout améliorer grâce à internet, en traitant des symptômes sans plus jamais chercher à en comprendre la complexité des causes. Dans sa vision, pessimiste mais pas technophobe, la Silicon Valley n'est pas une solution. Elle pose un problème de fond.

Publicité

L'essayiste d'origine biélorusse développe sa théorie dans son ouvrage Pour tout résoudre cliquez ici, sorti en 2013, et qui vient d'être adapté en français (FYP Editions). L'auteur, qui vit aux Etats-Unis, s'était distingué dans un premier bestseller publié après les révolutions arabes, The Net Delusion : The dark side of internet freedom (2011), qui dénonçait les "cyber-utopies" exagérant le pouvoir libérateur d'internet pour les peuples opprimés.

Internet, la "fin de l'histoire"

Chez Evgeny Morozov, la critique du solutionnisme est une critique des grands monopoles de la Silicon Valley (Google, Facebook, Apple et consorts) et de leur influence sur la politique, l'économie et la société. En France, on donne sans doute davantage d'écho à l'extrême opposé : ceux qui font peser sur le web le poids de tous les maux, de la radicalisation djihadiste à la fin de l'exception culturelle, en passant par l'abêtissement général et la fin de la vie privée. Mais ce rejet en bloc n'est que l'envers d'un même phénomène, que Morozov nomme "l'internet-centrisme".

Il s'agit d'une nouvelle révolution copernicienne, qui tend à appréhender systématiquement les questions politiques et sociales à travers le prisme d'internet. Cette conception d'un monde qui tournerait autour d'internet s'accompagne d'une vision monolithique de ce qu'est le web, vécu comme une réalité univoque, chargée de croyances. Parmi ces croyances, celle que nous vivons une révolution inédite, définitive et exceptionnelle, contre laquelle il est inutile - et pas souhaitable, car c'est le Progrès - de vouloir lutter. C'est la "fin de l'histoire", version Silicon Valley, écrit Morozov. Internet devenu une fin en soi.

Un idéal capitaliste

Pas besoin d'aller bien loin pour trouver des illustrations au solutionnisme ambiant. Face à la défiance vis-à-vis de l'Etat, on nous vend l'open data. Face aux corporatismes, la disruption des start-up innovantes comme Uber. Le big data aura raison des grandes épidémies. L'abstention est massive ? Facebook vous incite à voter. Les grandes entreprises manquent de compétitivité ? Il faut les "digitaliser". Les mécanismes de financement des entreprises sont en panne ? Vive le crowdfunding. C'est un peu comme dans la pub Apple : "Il y a une application pour ça". A tel point que lorsque la commissaire européenne au Numérique, Neelie Kroes, choisit de clore son mandat en réunissant les meilleures idées pour bâtir de le futur de l'Europe numérique, elle offre la première tribune à Eric Schmidt, le patron de Google. Qui s'empresse de conseiller à la vieille Europe de lever les barrières réglementaires si elle veut faire baisser son taux de chômage. Le même Google qui fait l'objet de plusieurs enquêtes pour abus de position dominante.

Dans l'analyse de Evgeny Morozov, un fil conducteur se dégage des applications qui nous promettent d'améliorer notre quotidien. Elles font reposer la résolution des problèmes sur l'individu. "Aux Philippines, des capteurs ont été installés dans les toilettes publiques. Ils déclenchent une alarme qui ne se désactive que si on appuie sur le distributeur de savon, vendu par Procter & Gamble. Toutes les solutions de self tracking (bracelets connectés, enregistreurs de sommeil... ndlr) envoient des notifications vous informant qu'il est temps de modifier votre comportement. Plus ça va, plus on se concentre sur le niveau des citoyens pour traiter les problèmes du système. Les autres niveaux, entreprises, institutions, etc., sont oubliés. C'est une manière de rendre les citoyens plus facilement gouvernables. La technologie permet de contrôler l'irrationalité des individus". A partir de là, Morozov développe une critique politique, sociale et économique. "L'idéal de la Silicon Valley, c'est un peu l'idéal du capitalisme. Célébrer la débrouillardise et l'adaptabilité de l'individu au détriment de l'effort collectif".

Quand l'Etat externalise car il n'a plus d'argent

On est loin de la version post-capitaliste de Jérémy Rifkin. "Je ne trouve pas sa thèse très plausible. Le problème, c'est que toutes les technologies qui rendent possible cette économie du partage sont contrôlées par les mêmes entreprises, dont le but est de faire du profit, oppose Evgeny Morozov. Uber, c'est un système dans lequel les chauffeurs occupent des emplois précaires et les passagers ne sont pas correctement assurés. J'ai bien peur qu'à l'avenir, l'économie du partage soit dominée à 90% par des Uber. Ce qui ne veut pas dire que le capitalisme ne s'écroulera pas."

Le mal est profond, et c'est bien le politique qui est mis en cause. L'essayiste dresse un parallèle avec la gestion de la crise financière par les Etats. "On blâme les citoyens grecs et espagnols, on met en place des politiques d'austérité, mais les banques, elles, s'en tirent." La cause de ce mal réside dans l'absence actuelle de moyens des Etats. "Les Etats n'ont plus les moyens financiers de mener des politiques traditionnelles alors ils externalisent. En matière de santé, faire porter la responsabilité de la prévention au patient cache l'état déplorable de l'Etat providence. Barack Obama dit qu'il faut apprendre le code informatique, parce qu'il n'a pas d'autres emplois à offrir. C'est un moyen de gagner du temps, et ça fait moderne. Et la Silicon Valley devient le sauveur suprême."

La Silicon Valley, nouvel épicentre du pouvoir

En soi, ce constat est déjà largement problématique. Mais ce pouvoir pris par la Silicon Valley mène à d'autres dangers. "On entre dans une ère de profonde asymétrie. Les utilisateurs deviennent de plus en plus transparents et faciles à gouverner, alors que pour les gouvernements, les lobbies, les entreprises, c'est le contraire", regrette Evgeny Morozov. Cette "transparence" des individus passe par la donnée, qui a pris beaucoup de valeur. "Face à un futur où tous les comportements quotidiens pourront être tracés, il n'y a pas de limite à la surveillance. Il est difficile d'imaginer des domaines qui ne puissent pas être améliorés par des solutions prédictives : la lutte contre le terrorisme, la santé, etc."

Ce pouvoir d'une entreprise comme Google sur les données est accentué par sa situation de monopole. Un monopole inoffensif pour les utilisateurs finaux, dans la mesure où la plupart des services de Google sont gratuits. Et plus Google est omniprésent, plus il est utile, puisque plus il connaît les moindres recoins de votre comportement. Il va bien falloir trouver des solutions pour réguler ces nouveaux types de monopole.

A ce titre, Evgeny Morozov est tout à fait dans l'air du temps, et pas si loin de Jeremy Rifkin. Pour ce dernier, Facebook et Google sont devenus des biens publics qui doivent être régulés, comme l'ont été les oligopoles dans la téléphonie et l'énergie. La régulation des nouvelles formes de monopoles, c'est aussi ce qui a permis à Jean Tirole de recevoir le prix Nobel d'économie.


Publicité