Les fashionstas en rêvaient... Deux jeunes diplômés d'HEC l'ont réalisé. Imaginez un peu. Entre deux réunions, dans la salle d'attente du dentiste, coincé dans le métro ou dans les embouteillages, il suffit de dégainer son smartphone, de tapoter quelques secondes sur son écran tactile pour décrocher un rendez-vous chez le coiffeur. Non pas dans un salon bondé à l'autre bout de la ville, mais tout simplement chez soi, au bureau ou à l'hôtel, le soir ou le week-end. Au royaume merveilleux de la Netéconomie, les deux jeunes "start-uppers" n'ont eu qu'à prononcer une formule magique pour enchanter les financeurs : l'application Popmyday, c'est le Uber de la beauté.

Publicité

Uber. Quatre petites lettres en référence à l'application lancée par Travis Kalanick, à San Francisco, et qui met directement en relation clients et chauffeurs privés : en six ans d'existence, Uber a dynamité le secteur pourtant ultraprotégé et réglementé des taxis partout dans le monde. Avec Popmyday, on imagine bientôt des hordes de coiffeuses rejoindre les gros bras des taxis en colère.

Et si, demain, les avocats, les professeurs, les hôteliers, les notaires, les plombiers, les consultants, les publicitaires, les agents immobiliers... venaient grossir leurs rangs ? Derrière les refrains rassurants - et lénifiants - de l'économie du partage, une révolution paradigmatique est en train de balayer les secteurs traditionnels et de remettre en cause tous les modèles économiques à la papa.

Une nouvelle ère portée par le numérique et le big data

Dans un entretien accordé au Financial Times fin 2014, le vieux briscard de la communication Maurice Lévy, patron de Publicis, a le premier mis un mot sur ce tsunami silencieux : "L'ubérisation, c'est l'idée qu'on se réveille soudainement en découvrant que son métier traditionnel a disparu." Alors, autant se familiariser dès aujourd'hui avec ce néologisme. Car on n'a pas fini de l'entendre. La combinaison de la révolution numérique, du big data et du logiciel permet à des millions de plateformes de mettre en relation un client avec des "collaborateurs" dispersés sur toute la planète et capables de lui fournir dans les meilleurs délais - et souvent au meilleur prix - un produit ou un service.

Tous ubérisés demain ? Tandis que la SNCF commence à s'inquiéter de l'essor de BlaBlaCar, les notaires voient d'un mauvais oeil le succès de Testamento, qui permet en trois clics et quelques dizaines d'euros de rédiger un testament juridiquement fiable. Quand les banques assistent placidement au décollage de la plateforme de crowdfunding KissKissBankBank et de sa filiale Lendopolis - qui permet à des particuliers généreux de financer directement des PME en quête de fonds -, les géants de la logistique pâlissent en regardant les performances de Shipster, une start-up new-yorkaise, futur géant du transport de colis.

Petites lunettes cerclées et allure de jeune séminariste, Nicolas Colin est aujourd'hui l'évangélisateur de cette nouvelle économie. A la tête de TheFamily, il investit dans ces startup révolutionnaires et multiplie les conférences pour expliquer comment l'ubérisation va frapper tous les secteurs : "Nous sommes entrés dans l'ère de la personnalisation à grande échelle. Ces plateformes permettent de surpasser en performance n'importe quel grand groupe héritier du modèle fordiste. Elles vont fondre sur les entreprises installées comme les barbares sur Rome."

Une invasion terrifiante de rapidité. Aujourd'hui, Uber compte 5 000 chauffeurs en France, soit dix fois plus qu'il y a un an ; Airbnb propose 40 000 logements en Ile-de-France, contre 50 il y a cinq ans! Une nouvelle économie qui prospère sur les décombres de la crise, du chômage de masse et du pouvoir d'achat laminé. "Un bon loueur peut gagner 1 500 euros par an et valoriser sa voiture qui dort 95% du temps au parking", explique Paulin Dementhon, dirigeant de Drivy.

Après tout, pourquoi ne pas louer à prix d'or son appartement à Paris sur Airbnb pour financer ses vacances ? Pourquoi ne pas vendre pour quelques euros une part de la blanquette de veau du soir sur SuperMarmite.com ? "Au lieu de laisser dormir de vieux objets dans sa cave, l'internaute préfère les vendre et gagner un peu d'argent. Les trois quarts des sommes perçues sont réinjectées dans l'économie", explique Antoine Jouteau, le directeur général du Bon Coin.

Alors, l'"Uber society", facteur d'accélérateur de croissance ? Réponse sans détour de Bruno Teboul, responsable scientifique du Groupe Keyrus et coauteur d'un récent ouvrage (Ubérisation = économie déchirée ?) : "Il faut en finir avec cette naïveté de principe. Joseph Schumpeter, avec sa théorie de la destruction créatrice, est mort et enterré. Nous ferions mieux de parler de disruption destructrice." Expression difficile à prononcer mais pourtant facile à comprendre.

Beaucoup de capital numérique, peu d'emplois

Cas d'école: le nouveau géant de la location hôtelière Airbnb - propriétaire d'une immense plateforme mais d'aucune chambre - vaut aux alentours de 13 milliards de dollars, autant que son concurrent Accor et ses 3700 hôtels, mais emploie 300 fois moins de personnel. Le principe "Beaucoup de capital numérique, peu d'emplois stratégiques" fait même partie intégrante du modèle. Le fondateur de Drivy ne s'en cache pas: "Les loueurs de voitures classiques [Europcar, Hertz...] prennent des commissions très élevées pour couvrir le coût de leur personnel et de leurs infrastructures. Sans cette source de dépense, un loueur sur Internet peut ainsi prélever un courtage bien inférieur et assurer des prix très bas."

Le raisonnement appliqué à une série de services pourrait supprimer d'ici à 2025 quelque 3 millions d'emplois en France, selon les estimations du cabinet Roland Berger. "Ces nouveaux acteurs du transport détruisent des emplois pérennes et créent des emplois précaires", résume avec une certaine colère martiale dans la voix Gilles Boulin, gérant d'Alpha Taxis.

Pas mal de chauffeurs professionnels affiliés chez Uber, afin de bénéficier du statut d'autoentrepreneur et d'économiser des charges sociales, se retrouvent limités à des recettes de 33 000 euros par an. Pis, ils affrontent même la concurrence de leurs petits "cousins" de la famille Uber, les Uber Pop. De simples automobilistes, désireux de gagner un peu d'argent, sans charges ni TVA à acquitter et avec des tarifs 30% plus bas. "A partir de quinze heures par semaine, Uber leur conseille de passer professionnels", se défend Thibaud Simphal, directeur général d'Uber France.

"La fin du salariat ou la 'freelancisation' de l'économie fait de chaque individu une marque", s'emballe Frédéric Mazella, le fondateur de BlaBlaCar. Demain, tous ces intermittents du travail se livreront sous leur propre logo une guerre des prix sur Internet, mais batailleront sous le commandement centralisé de quelques plateformes, toujours là pour percevoir des commissions, quel que soit le gagnant.

Une sorte d'économie mixte risque bien d'émerger avec d'un côté une concurrence exacerbée entre "producteurs" et d'un autre quelques "applis" en situation de quasi-monopole. "Les consommateurs ne peuvent vivre qu'avec un nombre limité d'applications. Les plus grosses plateformes vont donc naturellement avoir tendance à agréger les plus petites et à proposer d'autres services", prévient Marc-Arthur Gauthey, animateur du think tank Oui-Share. Déjà, BlaBlaCar vient de racheter son principal rival allemand Carpooling.com, et Drivy vient de croquer son concurrent Buzzcar. Terrible logique darwinienne : le plus gros attire à lui toujours plus d'offres et de demandes pour assurer ainsi la profondeur du marché recherchée par tous les utilisateurs.

Les "barbares" savent s'arranger des législations

Alors, question à plusieurs milliards de dollars : que peut faire l'Etat pour ralentir la percée de ces nouveaux barbares ? Son réflexe naturel, c'est d'élever des digues - des barrières à l'entrée, disent les économistes. Mais comme l'eau finit toujours par infiltrer un barrage, ces "disrupteurs" trouvent de toute façon la faille juridique ou économique pour passer au travers. Les taxis Uber et leur armée de lobbyistes parviennent à s'arranger avec les différentes législations. Comme les plateformes spécialisées dans le droit (CaptainContrat, Testamento...) commencent à grignoter le business des avocats et des notaires.

"L'Etat ferait mieux de s'associer à ce mouvement au lieu de le contenir. Une solution consiste à canaliser l'épargne vers ces start-up pour les aider à grandir", propose Nicolas Colin. La banque publique BPI vient de placer quelques billes dans Drivy. De même, sous la férule de l'Etat, la French Tech éparpille 200 millions d'euros sur quelques pépites tricolores. Mais, au regard des canons américains, ces sommes passent pour de l'argent de poche. En avril et juin 2014, Uber et Airbnb ont levé à eux deux 1,75 milliard de dollars. Pratiquement deux fois le montant annuel du capital-risque sur toute la France.

"L'économie française risque d'être ubérisée avec la fin de notre souveraineté numérique", s'affole Bruno Teboul, dans un appel à un sursaut. Après tout, selon la légende, Attila et ses armées hunniques se cassèrent les dents aux portes de la Gaule, à la bataille des champs Catalauniques.

Uber: six ans d'existence, six chiffres record

8 millions d'utilisateurs 250 villes desservies 1,2 milliard de dollars levés en juin 2014 1 million de courses quotidiennes 160 000 taxis 26 millions de dollars de chiffre d'affaires mensuel à New York

Sources: Statistic Brain, VentureBeat.

Publicité