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EntretienEmploi et travail

Emmanuel Dockès : « Détruire les protections du travail ne crée pas d’emplois »

Pendant que le Parlement vote le projet de loi autorisant les ordonnances pour réformer le code du travail, l’opposition s’organise. Cette réforme comble les voeux du grand patronat, sans effet positif sur l’emploi, comme l’ont montré de nombreuses études internationales. Explications stimulantes du juriste Emmanuel Dockès. Qui propose un Code du travail alternatif.

Les discussions sur la réforme du Code du travail ont commencé lundi 10 juillet à l’Assemblée nationale. Les députés ont jusqu’au 17 juillet pour adopter le « projet de loi d’habilitation à prendre par ordonnances les mesures de renforcement du dialogue social ». La procédure accélérée devrait permettre au gouvernement de signer ses ordonnances dès l’automne. L’opposition s’organise. La France insoumise a organisé un rassemblement mercredi 12 juillet, et le « Front social » et syndical appelle à manifester vendredi.

Pour comprendre ce texte, et la vision du travail qu’il porte, Reporterre a interrogé Emmanuel Dockès, professeur de droit à l’université Paris Ouest Nanterre et spécialiste du droit du travail. Il a coordonné le projet alternatif Proposition de code du travail. Il est aussi l’auteur de Voyage en misarchie, essai pour tout reconstruire (éd. du Détour).


Reporterre — Que pensez-vous du choix du gouvernement de passer par des ordonnances pour réformer le Code du travail ?

Emmanuel Dockès — Un problème existe depuis de nombreuses années : l’accumulation par strates successives de textes qui s’empilent dans le Code du travail, formant une législation pléthorique d’assez mauvaise qualité. L’idée d’augmenter la quantité de texte via les ordonnances est le gage de mauvaise qualité et d’un très grand volume.


Et que pensez-vous de la méthode du point de vue politique ?

Les signaux envoyés sont d’une assez grande brutalité. Par exemple, la commission des Affaires sociales de l’Assemblée nationale a voté comme un seul homme un texte qui n’a quasiment pas été modifié. C’est hallucinant, inouï, on n’a jamais vu ça ! [1] D’habitude, les députés déposent des amendements, ça discute, et il y a des modifications assez nombreuses. Là, la majorité commence en mode ultra-godillot. Ce sont des signaux de discipline et de non-négociation.

De même, des réunions avec les organisations syndicales sont prévues, mais aucune avec le texte des ordonnances en main. Celles-ci vont être rédigées dans le plus grand secret, au sein du ministère du Travail. Ils ont même verrouillé les ordinateurs, comme si c’était une activité secret défense. C’est le signal de coup de force.


Qu’évoque le titre du projet de loi, qui affiche « l’amélioration du dialogue social » ?

C’est un discours de communicant. Comme le font souvent les discours publicitaires, le message va en sens inverse du contenu. On dit que l’on veut améliorer le dialogue social alors qu’une série de mesures vont à son encontre.


Par exemple ?

Nombre de mesures renforcent le pouvoir du chef d’entreprise, afin qu’il ait moins de contraintes légales. Par exemple, le texte introduit la possibilité pour l’employeur de contourner les organisations syndicales par référendum. C’est un moyen de pression supplémentaire par la menace de désavouer les syndicats dans l’entreprise. Le gouvernement veut aussi réduire de manière drastique le nombre de représentants du personnel. Et le nombre d’informations qui seront à leur disposition pourra être négocié à la baisse.

Actuellement, au niveau de la branche, employeurs et salariés peuvent décider de faire des conventions collectives impératives. Avec les ordonnances Macron, sauf dans quelques domaines, cela leur sera interdit. Les négociateurs dans la branche ne pourront plus s’opposer à ce que les dispositions qu’ils créent soient détruites, entreprise par entreprise. Cela va nécessairement créer une forme de dumping entre les entreprises et pourra déstabiliser des professions.


Quelle vision du travail ce projet du gouvernement traduit-il ?

Leur vision est que l’on va tous devenir des « freelanceurs » [indépendants] très compétents, très dynamiques, très flexibles, qui changent tout le temps d’employeur et effectuent des missions ponctuelles et très bien payées. C’est une image du travail mythique, qui correspond à une fraction de la population extrêmement limitée. Mais cette représentation apparaît assez peu dans ce texte, mis à part dans les dispositions qui visent à rendre le travail plus précaire. On simplifie le recours au contrat à durée déterminé et on favorise la possibilité de licencier les salariés en contrat à durée indéterminée.

En faisant cela, le gouvernement fait une erreur de type « café du commerce », qui est de faire confiance aux grands dirigeants d’entreprise, ou grands directeurs de ressources humaines, comme l’a été la ministre du Travail. Ces personnes gèrent des dizaines de milliers de salariés et tiennent un discours crédible à première vue : elles vous disent, « Moi, j’ai 50.000 salariés sous mes ordres, je sais très bien pourquoi j’embauche et licencie ».

L’erreur est la suivante : ce groupe social considère, avec bonne foi d’ailleurs, que ses intérêts correspondent à l’intérêt général. Ils disent « si nous embauchons, ce sera bien pour le plus grand monde ». Or les intérêts du grand patronat ne coïncident pas forcément avec l’intérêt général. Au total, on n’embauche pas – mais les dividendes augmentent.


Donc, cette politique ne fonctionne pas ?

Non, on dispose de tas d’études qui en démontrent l’inefficacité ! Par exemple, quand on détruit les protections de l’emploi, cela ne crée pas d’emploi. Au contraire, cela augmente un peu le chômage. L’OIT [Organisation internationale du travail] a publié une étude sur 111 pays qui ont mené des politiques de destruction des protections du licenciement. Elle observe qu’il y a une légère augmentation du chômage quand on détruit les protections du licenciement.

Vous pouvez présenter ce genre de documents à ces décideurs, ils ne vous croient pas. Le raisonnement de café du commerce est plus fort que les études scientifiques !


Pourquoi suit-on cette logique depuis trente ans ?

La matrice des ordonnances qui se préparent repose sur l’idée qu’il faudrait que le travail soit plus flexible, et que les conventions collectives d’entreprises se substituent aux obligations légales. Ces deux idées ont été développées, théorisées, et revendiquées par le CNPF [Conseil national du patronat français, l’ancêtre du Medef] au début des années 1980. La loi Seguin, en 1986, a été la première grande loi de réalisation de ce programme. Depuis, on a eu une cinquantaine de lois qui, à chaque fois, vont dans le même sens. Les ordonnances Macron n’ont pas d’originalité. Et c’est un programme qu’on a pu tester cinquante fois : il n’a pas créé d’emploi.


À l’inverse, vous proposez avec un collectif de juristes un Code du travail simplifié — quatre fois moins important que l’actuel — et protecteur. Comment concilier les deux ?

Actuellement, le droit du travail est devenu tellement épais et complexe que plus personne n’est capable de le connaître, ce qui pose un vrai problème démocratique. À l’inverse, on a voulu créer de la protection par la simplicité.

On part d’une idée à contre-courant, qui est que tous les niveaux de droit sont importants : international, constitutionnel, légal, conventions de branche, d’entreprise et contrats individuels. Par exemple, on souhaite maintenir le caractère obligatoire de la loi - les cinq semaines de congés payés par an pour tous, le salaire minimum, les horaires maximums de travail, etc. C’est crucial, car si tout passe par l’entreprise, on va augmenter les inégalités et le nombre de travailleurs pauvres. C’est cela qui a été le plus marquant au Royaume-Uni ou en Allemagne à la suite de la destruction des droits sociaux. Vous y avez maintenant plus d’un cinquième, voire un quart, des salariés qui sont des travailleurs pauvres alors qu’en France le taux est de l’ordre de 8 %.

« La flexibilité du temps de travail est aussi un appauvrissement très profond de la société »

Dans le monde de l’écologie, une idée souvent défendue est celle de la baisse du temps de travail, notamment pour un meilleur partage du travail. Qu’en dit votre Code du travail alternatif ?

L’idée poursuivie par Macron est de permettre de travailler plus, notamment via la défiscalisation des heures supplémentaires. C’est une incitation à concentrer le travail sur les uns, quitte à en priver les autres. Ce dispositif sera à la fois destructeur d’emploi, mais aussi producteur de surmenage pour ceux qui ont la chance d’en avoir un. Pourtant, à une époque qui voit monter la robotisation, la réduction et le partage du temps de travail sont la seule solution si l’on veut éviter l’élargissement de la fracture sociale.

Or partager le temps de travail, c’est aussi partager le temps libre. Celui-ci permet toutes sortes d’activités qui sont indispensables à la société : associatives, militantes, familiales, éducatives, artistiques, celles de l’économie gratuite comme Wikipédia. Il convient dès lors : 1, d’accorder plus de temps libre à tous, pour que tous puissent participer aux activités du temps libre ; 2, de protéger le temps libre.

Aujourd’hui, on a multiplié les cas dans lesquels l’employeur peut préempter le temps libre de ses salariés sans qu’ils puissent le refuser. On vous change vos horaires, avec des délais de prévenance de plus en plus courts. Cela détruit toutes les possibilités d’organisation du temps libre. Vous n’avez plus la possibilité de programmer une assemblée générale d’association ou un barbecue en famille. Donc, la flexibilité du temps de travail est aussi un appauvrissement très profond de la société. C’est pourquoi dans notre proposition de Code du travail, on a mis en place des dispositifs permettant la prévisibilité du temps libre.


Et pour la réduction du temps de travail ?

Notre proposition de code est sur ce point relativement modérée. Elle vise simplement à relancer la dynamique de la réduction du temps de travail. A titre personnel, je pense que l’on pourrait aller plus loin dans cette direction. C’est ce que j’ai expliqué dans le Voyage en misarchie.

Actuellement beaucoup de gens ne travaillent pas : ceux qui ne trouvent pas de travail, les vieux qui arrêtent de travailler tôt, les femmes au foyer, etc. Si vous considérez que tout le monde travaille un peu, vous allez vous apercevoir que, même sans diminuer le nombre total d’heures travaillées, vous pouvez tomber aux alentours de 24 h par personne et par semaine. Si vous mettez en place un système dans lequel les 16 premières heures sont mieux rémunérées que les heures suivantes, les heures suivantes étant plus taxées que les heures précédentes, vous allez permettre une réduction massive du temps de travail, sans interdire de travailler beaucoup. Cela permet de résoudre le chômage et de renforcer l’égalité.


Une proposition qui a fait débat lors de la campagne présidentielle est le revenu universel. Qu’en pensez-vous ?

Le revenu universel est faisable d’un point de vue pratique, et j’y vois plein de trucs sympathiques : un rapport au temps libre différent, la libération de l’obligation de travailler pour vivre, etc. Mais je suis opposé au revenu universel parce que si vous le créez, vous allez avoir assez rapidement deux catégories de personnes : celles qui exercent des activités productives, lucratives, rémunérées et celles qui n’en exercent pas, dont les ressources viennent du revenu universel. La première catégorie sera en position de force par rapport à la seconde, car elle tiendra les fonctions économiques les mieux valorisées financièrement. Elle aura aussi une capacité de nuisance plus grande, par exemple si elle se met en grève.

Dans les théories du revenu universel, tout le monde est gentil. Or, à mon avis, la nature humaine est telle que quand les uns ont plus de pouvoir que les autres, ils sont enclins à en abuser. Les forts vont opprimer les faibles. Ils vont dire que ceux qui n’ont pas d’activité lucrative sont des fainéants, des assistés, etc. Et ceux qui auront pris l’habitude de la vie avec le revenu universel seront réduits progressivement à un état de relative misère.


Entre une Assemblée nationale acquise à Macron, et qui va valider sans broncher les propositions du gouvernement, et un "Front social" qui se prépare à reprendre la lutte, le rapport de force semble défavorable.

On sort d’une élection, et beaucoup de gens se disent « c’est nouveau, voyons avant de juger ». D’un autre côté, vous avez une réforme déjà impopulaire, car on touche aux droits des salariés. Que va-t-il se passer ? Je pense que cela dépendra en partie de l’attitude des organisations syndicales à la rentrée. CGT et Sud sont sur des lignes d’opposition assez claires. On ne peut dire la même chose de FO et de la CFDT. Que vont-elles faire ?

Je vois deux possibilités : soit les ordonnances sont un peu édulcorées, dans ce cas il n’y aura pas de grand mouvement social. Soit elles sont telles qu’annoncées et c’est le triomphe du Medef, mais le gouvernement prend le risque que le front syndical renaisse de ses cendres en septembre. Je pense que Macron est malin, et qu’il va tout faire pour conserver de son côté le maximum d’organisations syndicales.

Il y a deux choses qui comptent pour le gouvernement : accorder au patronat ce qu’il demande, et être de bons communicants, dire aux gens ce qu’ils ont envie d’entendre, quitte à adopter un discours et des actes contradictoires. Pour l’instant c’est ce qu’ils font avec succès.

Est-ce durable ? Je ne sais pas. En attendant, il faut expliquer ce que nous voulons et faire exister nos idées, pour leur donner la possibilité d’un jour l’emporter.

  • Propos recueillis par Marie Astier

  • Voyage en misarchie. Essai pour tout reconstruire, d’Emmanuel Dockès, éditions du Détour, mars 2017, 416 p., 22 €.
  • Proposition de code du travail, sous la direction de Emmanuel Dockès, éditions Dalloz, mars 2017, 400 p., 32 €.
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