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Eddy Louiss, « voix de l’orgue » de Nougaro, est mort

Le musicien, organiste, compositeur et chef d’orchestre, est décédé mardi 30 juin à Poitiers à l’âge de 74 ans.

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Publié le 30 juin 2015 à 18h48, modifié le 01 juillet 2015 à 08h12

Temps de Lecture 11 min.

Eddy Louiss, sur la scène du parc floral de Vincennes, le 18 mai 2002, lors de la 9e édition du Paris Jazz Festival.

L’un de ses albums s’appelait Sang mêlé (1987). La beauté du métis. Quand Eddy s’installait à l’orgue – le roi de l’instrument, l’orgue Hammond B3 –, quoi qu’il jouât, « So What » ou « Colchiques dans les prés », c’était un ouragan sans l’ombre de méchanceté, un éléphant amoureux de Nijinski, Berlioz en fanfare plus la biguine, c’était la joie du jeu, la colère du bonheur et tous les blues réinventés. Fils de Pierre Louiss (Pierre Louise, guitariste et trompettiste martiniquais, 1908-1986), né à Paris le 2 mai 1941, Eddy Louiss (de son nom d’état-civil Edouard Louise), musicien essentiel, voix de l’orgue chez Claude Nougaro (entre 1964 et 1977), vocaliste acrobate pour le légendaire groupe des Double-Six de Mimi Perrin, orchestré par Quincy Jones, personnalité non conforme, est mort mardi 30 juin, au CHU de Poitiers, des suites d’une opération de la cataracte.

Selon son fils, Pierre Louiss, électronicien très actif pour la réédition des œuvres et coffrets d’Eddy Louiss, « Eddy est parti paisible, entouré des siens ». Amputé du pied gauche, à la suite de complications artérielles et de diabète, le musicien ne faisait plus que de rares apparitions en scène. Mais quelles apparitions ! Comme d’autres (on a la liste : Jacques Thollot, batteur, René Thomas, guitariste, Marius Cultier, pianiste…), Eddy Louiss aurait pu, aurait dû, faire une immense carrière internationale. La carrière internationale, surtout immense, les intéressait tellement moins que la musique. Eddy aurait pu jouer les standards, les saucissons (« When The Saints »), ou son propre « Blues for Klook » à fendre l’âme, il eût fait swinguer une enclume, un porte-containers, le Sacré-Cœur et même Ibrahim Maalouf.

Héros des brasseries parisiennes

Cela dit, il a joué partout, à l’Apollo de Harlem, au Japon, à Dakar, de Vladivostok à Valparaiso, et sur la comète Rosetta où l’on dit que c’est lui en personne qui accompagnait le petit Philaé. Ensemble, ils dansent le jitterbug sur Rosetta justement, et « Tou Piti », l’extraordinaire biguine de son père à lui, Eddy Louiss. Pierre Louiss était le fils d’une fonctionnaire des douanes née à Trinité (1908, Martinique) qui fait le bœuf la nuit. Bachelier, fonctionnaire du Trésor à Paris, musicien la nuit. Bientôt lancé dans la profession, Pierre Louiss effectue la tournée des casinos d’Europe avec ses Tropical Singers, devient héros des brasseries parisiennes qui sont devenues ce qu’elles sont devenues (L’Amiral, le Madrid, le Floréal, le Perroquet vert…), directeur de l’orchestre du Lido, « employant » son fils Eddy qui travaille le piano classique depuis trois ans, dès l’âge de 8 ans. Tout piti déjà.

Eddy avait quelques titres à tirer des plans sur la comète : au début des années 1960, on pourrait le prendre pour un dilettante – beau gosse, fine moustache, il s’installe au piano dans les boîtes de jazz, à Paris –, ou pour un apprenti qui se forge au métier. Tel est le cas de nombreux musiciens, qui, dirait Bernard Lubat, alter ego d’Eddy, avec les nuances que vous suggère le deuil, « se sont arrachés de ce jazz de boutiquiers, ce jazz de peigne-cul, leur jazz de nains de jardin… » La plus grande vertu d’Eddy, c’est sa disponibilité. Il est prêt à tout : non pas prêt à tout pour jouer, mais prêt à tout jouer. Disponibilité, virtuosité (mais celle-là, on la laisse aux médiocres, c’est leur refuge), et sa « versatilité ». Vertu latine pour les grands musiciens de jazz. Côté touche-à-tout pour les benêts.

De l’avant-garde à en revendre

Toujours est-il que des années de club (J.-F. Jenny-Clark, Aldo Romano, Jimmy Gourley, Roger Guérin…) ; des années avec Stan Getz, Thomas et Lubat ; une saison au paradis avec Johnny Griffin (« Little Giant ») ; trois albums de toute beauté avec Daniel Humair et Ponty (HLP) ; des trios de feu avec Kenny Clarke (batteur historique) et René Thomas (légende de la guitare liégeoise) ; un big band, Multicolor Feeling, une fanfare au swing joyeux, des partenaires francs du collier (Daniel Huck) ; une conversation mémorable avec Petrucciani au Petit-Journal Montparnasse (double CD Dreyfus) ; une autre avec Stéphane Grappelli (Satin Doll, 1972) ; un Porgy and Bess avec Ivan Jullien ; de l’avant-garde à en revendre avec Portal, Mangelsdorff ou John Surman ; un long compagnonnage de Jean-Luc Ponty (violon) qui le conduit brièvement auprès de Tony Williams (Lifetime) ; son groupe avec le guitariste Jean-Marie Ecay, ou le batteur insensé Paco Séry…

Espérons simplement qu’Eddy Louiss ne reste pas juste pour son soutien multicolore, d’un swing de mammouth, auprès d’Henri Salvador, Aznavour, Barbara, Gainsbourg, Jane Birkin et autres idoles des plus ou moins jeunes. Non que ce soit indigne, bien au contraire. Mais son génie éblouissait ailleurs – bien qu’il jouât partout de même sorte. Comme les humbles, il n’avait qu’une écriture. En 2010, l’Olympia célébrait ses cinquante ans de parcours. Le 3 juin 2011, il jouait à Roland Garros – enfin, dans les salons de musique… – à l’initiative du Sunset. En 1977, un portrait filmé, Blues Blanc, Rouge (Brisson & Cavalier), avait affiché à mi-voix, une féroce règle de cette vie que l’on croyait fantasque.

Son goût des machines, des synthés, des hologrammes, des expériences à la Tournesol, sa fureur de musique se dissimulait toujours sous un sourire d’ange malicieux. Orson Welles (version Falstaff) au sourire d’enfant, Eddy Louiss ne cachait pas bien son jeu. Il n’était que son jeu. Métis à la main gauche bondissant sur les basses, artificier du clavier, metteur en scène d’élèves enchantés, il lançait depuis son orgue Hammond B3 qu’il savait faire ronronner en vieux chat du blues, des fusées à la Ray Charles, ou alors retombait sur un rythme de préliminaires lascifs, prêt à surgir comme un tigre bleu du Poitou. C’est tellement curieux un être sans ennemi.

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