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La traversée de la Méditerranée, un double calvaire pour les femmes migrantes

Quand l’Europe renvoie la crise migratoire de l’autre côté de la Méditerranée (4). Avant d’atteindre l’Espagne, nombreuses sont celles qui sont violées et traitées en esclave.

Par Laura Delle Femmine (El Pais, Tarifa)

Publié le 03 novembre 2017 à 15h20, modifié le 03 novembre 2017 à 15h20

Temps de Lecture 6 min.

Patricia, une migrante ivoirienne de 39 ans, dans les rues de Jerez de la Frontera.

La couleur de la mer se révèle lorsque l’Afrique est déjà lointaine. L’eau prend une teinte bleu foncée et les vagues frappent de haut en bas. Ceux qui ne connaissent pas la route ne peuvent se fier qu’à la clémence des courants du détroit de Gibraltar. « Vous ne savez pas si vous y arriverez ou non, vous êtes au milieu des courants », raconte Patricia, une Ivoirienne de 39 ans qui, en août, a grimpé dans un Zodiac dans le nord du Maroc sans rien dans ses poches, mais avec l’espoir d’arriver vivante en Espagne.

« Je ne le referai plus jamais, plus jamais », s’exclame-t-elle en sanglots dans un parc de Jerez de la Frontera (Cadix), où elle vit dans un appartement de l’ONG Accem. Patricia dit qu’elle n’avait jamais pensé auparavant à émigrer en Europe, et encore moins à embarquer sur une barge avec 31 autres personnes à la merci de la mer. Comme elle, plus de 12 400 migrants sont arrivés en Espagne entre janvier et septembre, après avoir défié la Méditerranée, selon l’ONU, le chiffre le plus élevé depuis 2008, 50 % de plus qu’en 2016. Outre les Africains subsahariens, les Marocains sont une fois de plus apparus parmi les nationalités les plus représentées.

Les émeutes dans la région marocaine du Rif et un éventuel relâchement de la vigilance chez le voisin du sud, ainsi que le ralentissement des débarquements en Italie après l’accord entre Rome et Tripoli sont quelques-unes des raisons qui expliquent, selon les experts, le rebond des arrivées espagnoles. La pression migratoire est cependant loin d’être la même que celle de 2006, année où 30 000 migrants étaient arrivés aux îles Canaries.

La route maritime entre le Maroc et l’Espagne n’est pas nouvelle. Traditionnellement utilisée par les Marocains, l’instabilité dans les pays d’Afrique centrale a poussé des milliers de Subsahariens à s’aventurer sur la même voie. Bien que les femmes soient minoritaires (environ 9 % sur cette route), leur parcours est plus difficile. « Elles sont exposées à de nombreux viols, aux vols, au kidnapping et à la traite des êtres humains », explique Elvira Garcia, assistante sociale d’Accem à Jerez de la Frontera.

Un voyage de six ans à travers huit pays

Patricia passe sa main dans ses cheveux, finement tressés, et dit qu’elle a fui la Côte d’Ivoire en 2011 « pour la sécurité de ma fille », alors bébé. Cette année-là, la guerre civile fait rage dans son pays. Par le Ghana et le Burkina Faso, elle arrive au Mali. Elle pense pouvoir y reconstruire sa vie, mais un conflit s’y déclenche et la force à partir. Après le Sénégal et la Mauritanie, elle entre au Maroc.

« Si les Nigérianes constituaient l’essentiel de la migration féminine vers l’Espagne, elles ont été remplacées cette année par des Camerounaises et des Ivoiriennes, explique Elvira Garcia. Nous devons leur trouver des lieux sûrs, parce qu’une fille qui vient seule avec un bébé met sa vie en danger. »

Patricia raconte les trois années qu’elle a vécues à Casablanca comme « esclave ». Femme noire, sans papiers et catholique dans un pays musulman qui méprise les migrants subsahariens, elle a vite compris que les possibilités de construire un avenir au Maroc étaient très limitées.

A Tanger, elle a payé 2 000 euros pour traverser les 14 km de mer qui séparent l’Afrique de l’Europe. « Avant de monter à bord [du bateau], il faut traverser la forêt, où les femmes sont agressées et violées… et les hommes aussi », lâche-t-elle. Puis elle a été secourue après dix heures de perdition en mer. « Un bateau de pêche espagnol nous a indiqué la route », dit-elle. Une demi-heure plus tard, un hélicoptère les a survolés.

Le sauvetage de 5 800 personnes

Le Centre de coordination de sauvetage en mer de Tarifa est situé au sommet d’une colline. « Cela a probablement été l’une des années où il y a eu le plus de migrations », relève José Cristobal Maraver, chef adjoint de l’établissement qui, avec Almeria et Motril, a reçu le plus de migrants en 2017. Du 1er janvier au 31 août, il a coordonné le sauvetage de 5 800 personnes, deux fois plus que l’année précédente. « Il faut comprendre que l’immigration ne s’arrête pas à la mer », dit-il.

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Bahoumou est arrivée en Espagne le 10 avril à bord d’un bateau non motorisé parti avec 33 personnes de la ville marocaine de Nador. Le bateau a chaviré et trois personnes se sont noyées.

Selon l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), au moins 138 personnes sont mortes cette année en Méditerranée occidentale. « Imaginez des vagues de quatre ou cinq mètres et un petit bateau avec huit personnes qui montent et descendent », raconte Israël Diaz, capitaine du Salvamar-Arcturus, qui n’a que deux équipes de quatre personnes qui se relaient chaque semaine pour s’occuper des urgences.

Bahoumou a quitté la Côte d’Ivoire en 2013 avec son fils nouveau-né. Elle a gagné le Maroc via le Mali et la Mauritanie. « Si vous n’avez pas d’argent, vous devez coucher avec tous les hommes qui vous transportent sur la route », avoue la jeune femme de 33 ans qui partage maintenant un appartement avec Patricia.

Elle a confié son fils pour qu’il prenne le bateau sans elle : « J’avais la possibilité de prendre un Zodiac, motorisé et plus sûr, mais je me sentais mal, se souvient Bahoumou. Alors j’ai décidé de le laisser voyager en premier. » L’enfant, aujourd’hui 5 ans, est à Melilla depuis mars. Deux semaines plus tard, Bahoumou est montée sur une barge, convaincue qu’elle allait arriver elle aussi à Melilla.

Bahoumou a quitté la Côte d’Ivoire en 2013. Elle n’a pu retrouver son fils de 5 ans bloqué à Melilla.

« C’est la première fois que j’ai vu autant de gens arriver », dit Ivan Lima. Technicien de la Croix-Rouge à Tarifa, il dispense les premiers soins aux migrants après leur sauvetage. « Quand ils arrivent, ils n’ont aucune idée de l’endroit où ils se trouvent », ajoute-t-il.

Bahoumou dit qu’elle a été trompée : la barge sur laquelle elle se trouvait n’a jamais pointé vers Melilla. « J’ai envoyé en vain plusieurs demandes pour récupérer la garde de mon enfant », dit-elle. Elle attend désormais les résultats d’un test ADN afin de déposer une plainte devant la Cour européenne des droits de l’homme pour faire valoir ses droits de mère.

Esther, elle, a quitté le Nigeria en 2012 avec son mari et un objectif clair : atteindre l’Europe. « Ma famille n’avait pas d’argent et ils m’ont dit que c’était un endroit où il fait bon vivre », dit-elle. Il a fallu neuf mois pour traverser le Bénin, le Mali et l’Algérie en bus et rejoindre le Maroc. « Parfois, nous dormions pendant des jours dans le désert… Si vous ne vous cachiez pas, vous étiez violée, battue et volée », témoigne cette femme de 30 ans, la voix cassée.

Esther, une migrante nigériane, et Greatness, son bébé de 11 mois à la Fondation Cruz Blanca d’Algésiras.

Après quatre années passées à Rabat, confronté à trop de difficultés, son mari décide de retourner au Nigeria. Esther se rend compte alors qu’elle est enceinte. « Je ne voulais pas que mon fils naisse au Maroc et, dans mon pays, il y a beaucoup de souffrance », dit-elle. Elle récolte 1 700 euros et se rend à Nador. Une semaine plus tard, enceinte de sept mois, elle était entassée dans un bateau avec 32 autres personnes.

L’enfant, Greatness, est né à Séville en décembre 2016. « C’était une césarienne », raconte-t-elle, pointant du doigt le bas de son ventre. La mère et l’enfant vivent aujourd’hui à Algeciras, dans un appartement de passage de la Fondation Cruz Blanca.

La vie en Europe n’est pas aussi facile qu’on le lui avait prédit. « Je n’ai ni papiers ni travail », dit-elle. Blessing, la médiatrice sociale qui l’accompagne, lui rappelle qu’il ne faut pas se décourager. « La situation n’est pas si mauvaise : tu es vivante », s’exclame-t-elle. Blessing sait ce que signifie émigrer. Elle est arrivée en Espagne il y a quatorze ans. Elle aussi par la mer. Elle aussi en bateau de fortune.

Cet article a été publié sur le site du quotidien espagnol El Pais.

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