Interview

Dubet : «On traite mal ceux qui ne sont pas dans l’élite»

François Dubet, sociologue, ne regrette que «modérément» la suppression des bourses au mérite et y voit «une vraie opposition gauche-droite».
par Véronique Soulé
publié le 9 septembre 2014 à 19h36
(mis à jour le 12 septembre 2014 à 11h46)

Le sociologue François Dubet analyse pour Libération la décision du gouvernement de supprimer les bourses au mérite.

Que pensez-vous de ces bourses ?

Dès lors qu’elles sont indexées sur la situation sociale, les résultats scolaires et l’assiduité, c’est plutôt une bonne chose. Le mérite est une valeur incontestable, il faut le récompenser. Il y avait auparavant un très bon dispositif avec les instituts baptisés Ipes, où de bons élèves de milieu modeste s’engageaient à être enseignants et recevaient une allocation.

Vous regrettez leur suppression ?

Modérément. La gauche a voulu élargir l’accès de tous à l’université. Son choix a aussi été un peu contraint par les ressources. Mais il faudrait s’interroger : on donne des bourses aux étudiants - ce qui est moralement bien - mais sans s’assurer que l’université a les moyens de les accueillir et de les faire réussir. De plus, la France distribue beaucoup de bourses mais elles sont extrêmement faibles. De ce fait, cela ne les aide pas véritablement. Dans un budget étudiant, les quelque cent euros par mois en plus sont rarement décisifs. Il faudrait être un peu plus courageux et mieux cibler en fonction des revenus. Dans les comparaisons internationales, la France distribue beaucoup, mais cela ne fait pas la différence, car la qualité de l’accueil à l’université ne suit pas.

Existe-t-il une conception de droite du mérite et une de gauche ?

C’est une valeur transversale à la droite et à la gauche. Si vous touchez aux prépas par exemple, vous verrez que la défense ne vient pas que de la droite. La gauche aussi est méritocratique.

Mais la construction d’un système qui ne reposerait que sur le mérite est une pensée de droite - on va aider ceux qui méritent de l’être, distinguer les bons pauvres des mauvais, les bons chômeurs des mauvais, les bons élèves des mauvais, comme si le fait d’être bon ou pas relevait exclusivement d’une décision personnelle. C’est le cas, mais en partie. Le fait que je décide ou non de travailler signifie aussi que j’ai pu bénéficier de conditions meilleures. Quand on regarde les héros du bac - les enfants de familles immigrées qui ont 21 de moyenne -, ils ont eu la chance d’avoir des familles unies et solides. Passer à l’idée que la reconnaissance du mérite fonde une politique sociale est un thème de droite.

Ici il y a une vraie opposition gauche-droite. Car si on n’aide que les méritants, la tendance est de laisser tomber les autres et, au fond, de les culpabiliser - ils n’avaient qu’à avoir du mérite… Or en général ceux qui en ont le plus, ceux qui réussissent le mieux dans l’absolu sont les plus favorisés. Sous prétexte de méritocratie, on aboutit à un système darwinien : on défend les meilleurs mais on fait l’impasse sur le fait qu’ils sont globalement issus de milieux favorisés. Et cela devient injuste.

L’école républicaine est bien méritocratique ?

Elle l’a toujours été dans la mesure où elle proclame : si un élève de milieu modeste manifeste des talents très particuliers, la nation ne doit pas s’en priver et elle va l’aider. C’est même une valeur fondamentale de notre école.

Mais le modèle méritocratique est devenu le modèle scolaire. On est passé à l'idée que le système devait être construit pour dégager le mérite des meilleurs. Je ne suis pas scandalisé par le fait qu'il y ait des élites. Ce que l'on peut reprocher à notre école est que ce système d'extraction des élites commande tout. Par exemple, il est très difficile de mettre en place le «socle commun» [liste de connaissances et de compétences que l'élève doit maîtriser en fin de scolarité, critiqué par certains comme un savoir minimum, ndlr], car on est persuadé que l'enseignement au collège doit permettre aux meilleurs d'accéder aux «bonnes» écoles. Donc tout le monde va avoir des programmes destinés à distinguer une élite, avec l'obsession du classement et des filières. Ce que l'on peut reprocher à l'élitisme, c'est que la totalité du système est faite pour produire des élites.

C’est un système qui en laisse au bord de la route ?

Sous prétexte de dégager une élite, on traite mal ceux qui n’y appartiennent pas. Un exemple : l’ex-ministre Vincent Peillon voulait rapprocher le collège de l’école élémentaire. La réponse a été immédiate : vous allez baisser le niveau, sacrifier les élites, mieux vaut accepter le «massacre des innocents» en sixième… Or tous les sociologues savent que l’élite scolaire reflète les inégalités sociales.

Ceci explique que les enfants d’origine modeste qui réussissent soient chez nous si valorisés. Ils sont la démonstration de la vertu du système. Chaque fois que l’un d’eux entre dans une grande école, même si c’est 1 pour 1 000, on entend «vous voyez, ça prouve que le système peut être juste». La pensée de gauche consisterait à dire «oui bien sûr, mais le problème reste les 999 qui ne vont pas y entrer».

A-t-on eu une politique de gauche de ce point de vue ?

Le grand débat sur la refondation de l’école a été lancé sur ces bases-là : élargir le temps scolaire pour les enfants de catégories modestes, rapprocher le collège du primaire pour éviter les ruptures… Force est de constater que la société française - enfin celle qui s’exprime, les classes moyennes fortement scolarisées - n’a pas manifesté un enthousiasme débordant, pas plus que le monde enseignant. L’intégration des prépas dans les universités s’est heurtée à une fin de non-recevoir immédiate. Ce système élitiste est tellement favorable à une partie de la société qu’elle a bien du mal à l’abandonner.

Le mérite est-il français ?

Non. Tout le monde est méritocratique. Dans une société démocratique affirmant l’égalité de tous les individus, le mérite est une valeur incontestable. Vous ne pouvez fonder des hiérarchies sociales justes que sur les mérites des individus - pour occuper une position sociale, il est plus juste que cela dépende du mérite que de la naissance. Le problème est lorsque vous hypertrophiez ce principe. Vous entrez alors dans un système brutal et injuste. Certes, il faut dégager de bons élèves, mais cela ne nous dispense pas de nous occuper presque prioritairement de ceux qui ne le sont pas. Il faut compenser le mérite par l’idée qu’on a des devoirs envers ceux qui n’en ont pas. Et ici il y a un vrai clivage idéologique.

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