« L’espace insécable entre le réel et la fiction. »

Critique du roman De bois debout, de Jean-François Caron, Chicoutimi, Éditions La Peuplade, 2017, 394 pp.

Par Simon Labrecque

… et voici quelques avatars de ma fascination.

Robert Hébert, « Vers les murs, ou l’option appalachienne »

 

Chemin faisant

En 2015, j’ai entamé à tâtons une série de textes pour Trahir sur les rapports entre le langage (les noms des lieux, en particulier) et les modes d’habitation du territoire québécois. La série a débuté par « Le démoniaque comté de Bellechasse : contribution de quelques filons », qui prenait pour titre une expression de Dalie Giroux dans « Je n’aime par Hydro, m’aimez-vous quand même? », sa critique de J’aime Hydro, la pièce documentaire de Catherine Beaulieu toujours en développement. En exergue, j’avais alors transcrit les propos de Jacques Ferron dans une émission de télévision, « Au pays de l’enfance ». Ferron disait : « Si vous vous donnez la peine de lire Faulkner, vous vous rendrez compte que ce n’est pas l’homme d’un continent, que c’est l’homme d’un comté. D’un tout petit comté du deep South. » Avec ceux de Giroux, ces mots m’encourageaient à délaisser un intérêt général pour l’Amérique au profit d’un intérêt particulier pour le Québec et, plus précisément, pour les environs des rivières Chaudière et Etchemins, où j’ai grandi.

Il y a deux ans, je ne connaissais rien à l’œuvre de William Faulkner. J’en sais toujours très peu – je ne me suis pas encore « donné la peine », comme dit Ferron –, mais je sais désormais que plusieurs de ses romans et de ses nouvelles les plus célèbres se déroulent dans un lieu inventé, le comté de Yoknapatawpha. Le récipiendaire du prix Nobel de littérature de 1949 a même cartographié ce lieu imaginaire à quelques reprises, quoique de façons contradictoires. Je dois cet apprentissage de la fiction au feuilletage nonchalant, un après-midi de berçage, des appendices du livre A Faulkner Glossary (Citadel Press, 1964), de Harry Runyan, qui m’a été offert par Robert Hébert. Ce comté inventé de Yoknapatawpha (un nom emprunté aux Chicachas du Mississipi) est un objet d’étude reconnu par les spécialistes de Faulkner, qui s’interrogent notamment sur ce qui lie le lieu fictif à des lieux réels comme le comté de Lafayette. À l’origine, ce fait littéraire m’avait tout bonnement échappé. Aujourd’hui, il résonne harmonieusement avec le fait que mes propres écrits sur l’entre-deux-rivières de la rive sud de Québec se sont mis à graviter de manière imprévue mais insistante autour de la question des lieux inventés, en plus de soulever les enjeux de la mémoire incertaine et des façons de dire ou de taire les origines.

Jacques Ferron connaissait-il le caractère fictif de Yoknapatawpha? Sa remarque sur l’appartenance de Faulkner à « un tout petit comté » en tenait-elle compte? On en saurait peut-être plus à la lecture des quatre lettres inédites du médecin écrivain qui mentionnent l’écrivain du Sud profond. En tous les cas, la plume de Ferron oscille elle-même entre des lieux réels (comme Batiscan dans Le Saint-Élias, ou Longueuil dans Cotnoir, L’Amélanchier, Le Salut de l’Irlande et Rosaire) et des lieux inventés (comme le village bellechassois des Chiquettes près de Saint-Magloire, dans Le Ciel de Québec). Cette oscillation me semble caractéristique d’un rapport curieux aux modes d’habitation et aux noms du territoire. J’ai tenté de l’expliciter dans quelques critiques pour Trahir[1].

Apprenant par les journaux que le dernier roman de Jean-François Caron, De bois debout (La Peuplade, 2017), mettait en scène un « village imaginaire de la région de la Côte-du-Sud », je ne pouvais que l’acheter (pour 26,95$) et le lire! Je me suis senti obligé d’éprouver ce que ce livre donnait à penser quant aux rapports entre les noms et les façons d’habiter des lieux plus ou moins réels… et ce, même s’il a pu chercher à offrir tout autre chose. À la lecture, cependant, j’ai constaté que ma question noueuse n’était pas étrangère à la démarche de l’écrivain.

Sans conclure d’avance à une référence directe ou à une répétition du désir de France qui a poussé Bergeron à forger le nom proustien de Conifères-les-Bains, on sait d’emblée que le village inventé par Caron dans De bois debout s’appelle Paris-du-Bois. Cet auteur-ci ne semble toutefois pas vouloir camoufler un lieu réel unique sous son village fictif, ni du même coup mettre à l’ombre ses origines. On lit sur la jaquette de l’ouvrage que Caron est né à La Pocatière en 1978 et qu’il habite aujourd’hui Sainte-Béatrix, dans la forêt lanaudoise – c’est près de Saint-Félix-de-Valois, le mythique lieu natal de Réjean Ducharme, si on en croit ses propres jaquettes. Qui annonce et qui tait sa provenance, ici?

 

Rivières et comtés

Dans La nuit (Parti pris, 1965), un texte célèbre réécrit sous le titre Les confitures de coings (Parti pris, 1972), Jacques Ferron parle par l’entremise de son narrateur de l’importance qu’a eu pour lui une rivière que sa « mère cadette » (morte très jeune) peignait à répétition lorsqu’il était enfant :

Mon enfance, à moi, c’était une rivière, et tout au long de cette rivière une succession de petits pays compartimentés s’achevaient l’un après l’autre par le détour de la rivière. Je peux en donner le nom. C’est un affluent du Saint-Laurent : la rivière du Loup qui se jette dans le lac Saint-Pierre et dont le bassin correspond à peu près au comté de Maskinongé.

J’ai eu l’occasion de souligner comment le nom de cette rivière du Loup « d’en haut », à Louiseville, redouble par son nom la rivière du Loup « d’en bas », à Rivière-du-Loup, et comment Ferron a bien vu que ces redoublements abondent au Québec. En répétant cette observation à propos du comté de Bellechasse et de la rue montréalaise du même nom, je laissais toutefois de côté le rôle actif joué, selon Ferron, par le cours d’eau lui-même, en tant que tel, c’est-à-dire en tant que structure socio-géo-hydrographique déterminante.

Dans un court article intitulé « Un poisson de la rivière Bayonne », publié dans Le Petit Journal en 1969, repris dans le second tome des Escarmouches originales (Leméac, 1975), puis dans la version condensée en un seul volume (BQ, 1998), Ferron accorde un rôle crucial à une autre rivière, cette fois dans l’écriture et la lecture de Réjean Ducharme. Son texte s’amorce ainsi :

Réjean Ducharme est né dans le comté de Berthier, plus précisément dans le bassin de la rivière Bayonne qui n’a rien d’un fleuve et se contente de recueillir les pluies du bas du comté alors que celles du haut sont captées et emportées, contre le sens commun, par la rivière l’Assomption qui trouve moyen, coulant à rebours du Saint-Laurent, d’aller se jeter dans la rivière des Prairies, au pont Charlemagne. Cette débauche d’eau réduit la rivière Bayonne à un maigre débit; son embouchure, de plus, est marquée par les grandes îles de Berthier.

Quand Ducharme, commençant sa carrière par l’ennui rencontré par Shakespeare après sa mort, a été accusé de ne pas exister, il a été sauvé par les petits brochets des îles qui, après la crue du printemps, restent captifs dans les fossés, pour le bonheur des jeunes garçons. Ceux qui connaissaient la région la retrouvaient dans Ducharme. Il existait donc.

Le nom de Berthier « en haut », ou Berthierville, dans Lanaudière, redouble celui de Berthier « en bas », ou Berthier-sur-mer, entre Lévis et Montmagny. Dans L’hiver de force (Gallimard, 1973), Ducharme me semble répondre aux propos géo-poétiques de Ferron par un hommage onomastique : il nomme son narrateur André Ferron et le dit originaire du comté de Maskinongé![2] Le rapport de proximité aux rivières saurait-il tracer des lignages inédits, des alliances souterraines au sein de notre littérature?

Si ces remarques surgissent et s’imposent à la lecture du dernier roman de Jean-François Caron, c’est que, outre la furtive apparition de Ducharme très tard dans le roman, De bois debout est justement traversé par la présence active de plusieurs rivières. En plus de « la Petite-Seine », qui traverse le village et qui est connue pour ses débordements printaniers, « la rivière Brûlée », ou « la Brûlée », est le lieu de drames importants dans l’histoire de Paris-du-Bois. Entre autres choses, la rivière a tué deux jeunes frères lorsque le personnage principal était enfant.

Cette rivière est tout aussi fabulée que le village de Paris-du-Bois. Il existe bien une dizaine de rivières nommées Brûlée, Brûlé, du Brûlé ou Bois Brûlé au Québec. Toutefois, seulement deux d’entre elles coulent sur la rive sud du Saint-Laurent. La rivière du Bois Brûlé coule dans Saint-Anaclet-de-Lessard et Rimouski (secteurs de Sainte-Blandine et de Sainte-Odile-sur-Rimouski) et prend sa source au lac Blanc. La rivière du Brûlé, quant à elle, coule entièrement dans la ville de Rimouski et prend sa source de ruisseaux agricoles. (Les autres rivières Brûlée coulent sur la Côte-Nord, la Basse-Côte-Nord, au Saguenay-Lac-Saint-Jean, en Mauricie et dans les Laurentides.) Or, malgré le nom apparenté des rivières du Bois Brûlé et du Brûlé, le village de Paris-du-Bois et sa rivière Brûlée sont situés beaucoup plus à l’ouest que Rimouski.

En effet, lorsque le narrateur raconte qu’Alexandre Marchant, le personnage principal, a un jour été emmené en voiture par son père André s’acheter un livre au centre-ville de Montmagny lorsqu’il était adolescent, on déduit qu’il s’agit là de la ville la plus proche. On fait de même lorsqu’il est question de l’hospitalisation puis du décès de Pauline, la mère d’Alexandre et la femme d’André Marchant, à l’hôpital de Montmagny. Enfin, on en arrive à la même conclusion en apprenant que les policiers de la Sûreté du Québec impliqués dans l’histoire sont rattachés au poste de Montmagny. Notons de surcroît qu’il n’est pas question de Lévis dans ces passages (ni ailleurs dans le roman), une ville où on retrouve plusieurs librairies, un grand hôpital et un service de police. Paris-du-Bois serait entre Lévis et Rimouski, mais plus près de Lévis, puisqu’à proximité de Montmagny.

Qui connaît un peu cette portion de la rive sud du Saint-Laurent entendra peut-être dans le nom de « la Brulée » une allusion ou un écho à la véritable rivière Boyer, qui coule dans Saint-Charles-de-Bellechasse, dans Saint-Michel-de-Bellechasse et dans Saint-Vallier, jusqu’au fleuve Saint-Laurent. Dans le roman, cependant, il n’est pratiquement pas question de ce fleuve que le géographe Jean Morisset, justement natif de Saint-Michel-de-Bellechasse, aime à renommer plus originellement Grande Rivière de Canada. Le village est plus « creux », ou plus « haut » dans les terres que le bassin de la rivière Boyer, que la section de la Côte-du-Sud qui fait partie de Bellechasse, ou encore que la ville de Montmagny. Le village semble bien enfoncé dans les vallons et les forêts des Appalaches naissantes.

C’est ce que confirme un passage important de la première partie du roman (la plus longue des trois) racontant l’arrivée d’André Marchant dans la région de Paris-du-Bois. Le père d’Alexandre lui répétait souvent que la vie ne se trouve pas dans les livres, que la vérité ne s’écrit pas et qu’un homme doit savoir se taire pour apprendre. Or, on découvre à ce moment qu’il venait lui-même de « la grande ville » et qu’il a décidé d’abandonner ses études universitaires pour aller vivre avec « le vrai monde », le jour où il a senti qu’il devenait méprisant et hautain envers les gens « ordinaires » (pp. 202-203). À ce moment,

[i]l a pris l’autobus jusque nulle part, trouvé cette voiture achetée au rabais avec ses dernières économies. Et il a roulé comme ça sur la 132, sans trop savoir jusqu’où il irait. Au restaurant où il s’est arrêté pour manger, on lui a dit de prendre le bois à partir de L’Islet, qu’on aurait probablement besoin de lui au moulin à scie, dans le bout de Paris. Il a sourcillé. La serveuse a précisé en souriant, l’air de comprendre soudainement qu’il ne venait pas de la place.

– LA SERVEUSE : Paris-du-Bois, je veux dire, plein sud, vers les États.

C’est ce qu’il a fait.

– LE PÈRE, pense : Je m’en vais offrir mes bras à du vrai monde. Vivre une vraie vie (p. 204).

Si on « prend le bois » franc sud (par la route, c’est en fait sud-est) à partir de L’Islet, on n’est plus dans Bellechasse, ni dans la MRC de Montmagny, mais dans celle de L’Islet. Parmi les villages réels au sud de L’Islet qui pourraient correspondre à Paris-du-Bois, on trouve donc Saint-Cyrille-de-Lessard, Saint-Marcel, Saint-Adalbert et Sainte-Félicité. Puisqu’il est question du grand éloignement du village par rapport au poste de police de Montmagny et qu’il est estimé qu’il faut faire entre trois quarts d’heure et une heure de route vers le nord à partir de Paris-du-Bois pour apercevoir le fleuve, Saint-Adalbert (le village le plus au sud de la MRC) est peut-être le meilleur candidat.

Pour leur part, les villages voisins de Saint-Pamphile, Sainte-Perpétue, Tourville et Saint-Aubert sont plus directement accessibles à partir de Saint-Jean-Port-Joli, qui marque la limite orientale de la MRC de L’Islet et de la région de Chaudière-Appalaches dans son ensemble. C’est là le pays de Philippe Aubert de Gaspé). Le Bas-Saint-Laurent débute tout près, à La Pocatière, d’où provient justement Caron – et la mère de Jack Kérouac provenait de Saint-Pacôme, un peu plus à l’est. L’auteur nous parle donc du comté voisin de son propre « pays de l’enfance ».

Cette étrangeté minimale du comté voisin me semble cruciale pour la fiction qui nous intéresse car le narrateur y souligne bien que le village de Paris-du-Bois ne fait pas partie du Bas-Saint-Laurent. Cette précision intervient lorsqu’il raconte ce que Pauline, qui travaillait alors au moulin à scie, a pensé d’André quand il est arrivé et qu’il lui a dit qu’il venait « s’installer dans le Bas ».

Pauline, cachée derrière les lunettes qui lui font une muraille de verre devant le visage, retient un sourire qui aurait sans doute été mal compris. Le grand diable ne vient pas du coin ni même de la côte. Sans ça, il saurait que le village de Paris-du-Bois ne se trouve pas dans le Bas-du-Fleuve, mais dans cette région à peu près anonyme que les gens de la place ne savent pas nommer autrement que « chez nous », et que le grand monde de la ville et des ministères appelle la Côte-du-Sud (p. 200).

Pauline et André ont rapidement formé un couple et ont eu un seul enfant, Alexandre. Fait singulier qui est peut-être un signe de l’époque, le fils unique semble n’avoir que ses parents comme famille, puisque le roman ne mentionne pas de grands-parents, d’oncles et de tantes proches ou éloignés, etc. Cela tient peut-être au fait qu’André était un étranger.

 

Moulins et métiers

La plume de Jean-François Caron laisse entendre que le nom de Paris-du-Bois exprime et découle de l’importance qu’a eu l’industrie forestière dans l’économie pariboisienne (en plus d’avoir constitué une tentative commerciale d’attirer les touristes curieux de ce « Paris d’Amérique »). Cette importance de la foresterie s’écrit toutefois au passé depuis l’éprouvante fermeture du moulin à scie qui employait vingt-sept hommes, dont André Marchant. Après la fermeture du moulin, André s’est mérité le surnom de Broche-à-Foin en devenant un homme à tout faire, travaillant sur les terrains des pariboisiens, réparant ceci ou cela, ou servant d’homme de main au maire Mercier, le grand-oncle de la petite Marie-Soleil, la voisine d’en face qui fut le premier amour d’Alexandre.

Alexandre qualifie le moulin à scie où travaillait son père de « trop petit » (p. 150). Toutefois, si on en croit l’important numéro du bulletin de la Société historique de Bellechasse, Au fil des ans (vol. 12, n4), qui présente une remarquable enquête réalisée par des amateurs sur les moulins de la région, le moulin à scie de Paris-du-Bois devrait plutôt être qualifié de grand moulin industriel. Historiquement, le moulin de sciage de l’entreprise Lacasse et Lemelin à Armagh employait environ trente personnes dans les années 1970; la scierie Bélanger de Buckland employait entre vingt-cinq et trente personnes dans les années 1980; et le moulin de planage Goulet à Saint-Damien employait jusqu’à vingt-cinq hommes lors de l’inventaire industriel et agricole de 1939. C’étaient toutefois des exceptions. Dans Bellechasse, comme je suppose dans les comtés voisins (quoique Le Javelier, la revue de la Société historique de la Côte-du-Sud, ne semble pas avoir produit d’inventaire détaillé comme celui d’Au fil des ans), la grande majorité des moulins étaient de petites entreprises familiales qui n’employaient que quelques personnes, et ce, quelques mois seulement par année.

Fait singulier, ce rapport d’enquête sur les moulins de Bellechasse est dirigé et principalement rédigé par… Jean-François Caron! Après enquête, je peux toutefois confirmer qu’il s’agit d’un homonyme du romancier. Ce dernier est né en 1978 alors que l’historien du même nom, qui fut président de la Société historique de Bellechasse de 1995 à 2000, est né en 1959. (Tous deux partagent aussi leur nom avec un homme fort originaire de Les Hauteurs, dans le Bas-Saint-Laurent.) L’espace d’un instant, j’ai tout de même cru avoir été en mesure d’identifier le romancier à son important personnage secondaire surnommé Tison.

En vérité prénommé René, ce personnage accueille Alexandre après sa fuite à travers les bois au début du roman, il le retrouve à la toute fin avec Marie-Soleil, lorsqu’Alexandre revient au lot de son défunt père, et, surtout, il partage avec lui un grand amour des livres. Tison aura vécu de sa plume pour ne pas avoir à montrer son visage défiguré par le feu.

Alors c’est ce qu’il a choisi : il écrit, Tison. Sans grand talent, il ne s’est jamais bercé d’illusions à ce sujet, sans délicats échafaudages ni parfaite architecture. Que ces quelques contrats réguliers : la gazette du village, qu’ils appellent Le Jaseux, avec un oiseau qui gazouille comme logo au frontispice; le bulletin officiel d’une papeterie, en ville, qui a bien besoin de soigner ses communications avec ses employés; la revue Prendre le bois, censée en mettre plein la vue au touriste en exposant les « attraits » qu’on trouve dans les régions forestières de la rive sud du Saint-Laurent; aussi ces quelques catalogues d’artistes disséminés un peu partout dans la province (pp. 21-22).

Un fait marginal supplémentaire soutient la localisation de Paris-du-Bois dans les terres au sud de L’Islet : le journal local n’est pas Le Jaseux, mais c’est tout comme puisqu’il se nomme Le Placoteux. Le roman de Caron nous apprend lentement, au cours de la première partie, comment Tison en est arrivé à sa très grande solitude, après la mort de son fils Alexis dans l’incendie qui l’a gravement blessé. C’est toutefois une autre mort violente, celle du père d’Alexandre, abattu dans la forêt appalachienne par un policier de la Sûreté du Québec, qui ouvre et trame De bois debout.

 

Parmi les voix : lire tout haut, écrire en silence

Alexandre Marchant, qui adore les livres, qui a même offert avec succès ses services de lecteur à Paris-du-Bois lorsque son père lui a intimé de se trouver de l’ouvrage, puis qui a étudié la littérature à Québec et qui l’enseigne où et quand il le peut (une charge de cours au cégep, à l’université, selon la saison), semble donner raison à Victor-Lévy Beaulieu qui, dans Monsieur Melville (Boréal, 2011 [1978], p. 102), écrit :

Cet étrange étau paternel que Melville transporte partout avec lui, tout se passant comme si c’était d’Allen Melville que devait venir la lumière, comme si c’était de lui que devait venir la connaissance – se connaître, c’est d’abord et avant tout déchiffrer le père. Toute autre connaissance serait vaine sans celle-là.

La grande découverte d’Alexandre dans le roman est que son père – qui lui paraissait d’un tempérament renfermé, qu’il jugeait typique des travailleurs manuels et qui allait jusqu’à l’anti-intellectualisme énergique dans le mépris affiché des livres et de leurs promesses de vérité –  fut lui aussi, bien avant son fils, un amoureux des livres.

Douze ans après la mort violente de son père devant ses yeux, survenue lorsqu’il avait 17 ans, Alexandre, qui n’a pas réussi à se dénicher une charge de cours en littérature cet automne-là, quitte Québec pour « le camp du père », sur son lot à Paris-du-Bois. En partant, le propriétaire de la libraire fictive Jaune Papier, sur l’avenue Maguire à Québec, lui a donné trois livres qui avaient appartenu à André Marchant, sans l’avertir[3]. À la page 23 de chacun de ses livres (comme à la page 23 du roman lui-même), André signait son nom complet. Alexandre le remarquera uniquement au moment de retourner dans le camp du père. Lui qui classait ses livres au sol, le long des murs de son appartement de l’avenue Myrand à Sainte-Foy, dans l’ordre chronologique de leur lecture, il découvre en fin de compte que son défunt père a construit en secret, en silence, une véritable bibliothèque dans la forêt pour accueillir tous ses livres.

Les dernières pages du roman laissent entendre que le texte en entier a été écrit par Alexandre lui-même quelques années après son retour à Paris-du-Bois. Cela explique donc de l’intérieur du texte la multitude de voix qui s’y entrecroisent depuis le début. L’une de ces voix, qui faisait croire au narrateur omniscient, est nommée « la mémoire d’Alexandre ». Parmi ces voix se trouvent également des auteurs connus, mentionnés au passage : outre Ducharme, je retiens Samuel Beckett, Luigi Pirandello, Félix Leclerc, Stéphane Lafleur de Avec pas d’casque et Roland Giguère. Dans les livres ayant appartenu à André Marchant se trouvait en effet une édition originale de Forêt vierge folle (L’Hexagone, 1978)[4].

L’année 1978 me semble cruciale dans toute cette histoire, bien que ce filon ne soit pas explicité dans le texte. Rappelons que c’est l’année de naissance de Caron. Est-ce aussi celle de son personnage principal? Le texte ne le dit pas, mais on peut le déduire. Dans ce cas, cependant, cela signifie qu’André Marchant se serait procuré Forêt vierge folle après la naissance de son fils. Il aurait donc continué à lire, mais en secret, une fois établi à Paris-du-Bois, une fois devenu père, c’est-à-dire, dans son cas précis, après avoir tenté de se délester de son bagage livresque pour vivre « une vraie vie ». La lecture comme dépendance tenace, vécue en cachette? Les livres comme une drogue? Le texte suggère en tous les cas que les livres d’André Marchant se sont retrouvés à la librairie de l’avenue Maguire à Québec après son décès.

Le roman se présente ultimement comme un déchiffrement du père par l’écriture du fils, le narrateur, qui entend mille voix dont plusieurs lui parviennent toujours-déjà par l’écriture. Seul dans le bois, il écrit à leur propos comme le ferait un écrivain :

Ça glousse, ça vrombit, ça respire autour de moi. Ça vit. Elles se sont suivies, se sont fait écho, ont chanté, récité, murmuré, crié. Le texte à peine commencé, elles étaient déjà nées pour se faire entendre. Elles n’existaient que pour cela : venir au monde. Constamment. Se répercutant dans l’espace insécable entre le réel et la fiction. […] Autour de moi, il n’y a plus que des personnages, dorénavant et pour toujours. Et on se raconte, sans cesse, la même histoire, mais en empruntant chaque fois des mots nouveaux (p. 394).

Ce livre est une sorte de défense des livres, mais il contient aussi ces mots clairvoyants, attribués au père (l’ancien lecteur, au moins partiellement déçu), adressés au fils (nouveau lecteur virtuose, qui se mettra bientôt à écrire) :

Y a rien de plus vrai que ce qui sent l’essence, la sueur pis la marde. Les livres, ils disent le contraire des fois, mais c’est juste parce qu’ils sentent rien. C’est de la propagande. C’est pour ça que tu commences un autre livre après. Juste pour ça. Les livres, ils se protègent entre eux autres. Plus que le vrai monde. C’est bin ça le pire (p. 82).

Les critiques ont raison d’être élogieuses car Jean-François Caron travaille avec insistance et avec tact la ligne de crête où se départagent la beauté et la laideur. Mario Cloutier écrit dans La Presse que « De bois debout, c’est grand comme ce Québec de forêts et de misère, d’isolement et de résilience ». Valérie Lessard écrit dans Le Droit que « De bois debout sent et goûte la forêt, la poussière, le feu, l’eau, le vent ». Je ne suis pas sûr qu’il s’agisse d’un livre à apporter dans le bois, mais c’est assurément un livre à lire pour se donner le goût d’y monter.

[1] Ainsi, dans une double critique du roman Tas-d’roches (Druide, 2015), de Gabriel Marcoux-Chabot, et de la monographie Un Québec invisible. Enquête ethnographique dans un village de la grande région de Québec (PUL, 2015), de Frédéric Parent, j’ai noté que la littérature utilisait parfois de vrais noms pour inventer des relations alors que la sociologie utilisait des pseudonymes pour documenter de vrais rapports. Dans une critique de Voir le monde avec un chapeau (Boréal, 2016), de Carl Bergeron, j’ai noté que l’auteur, qui se vit comme un dandy surmontant « l’Épreuve » du colonialisme, exprimait son singulier désir de France en renommant Conifères-les-Bains sa banlieue d’origine, que j’ai identifiée comme Pintendre près de Lévis. En réponse à cette lecture, Dalie Giroux nous a offert ses « Souvenirs imprécis de Conifères-les-Bains ». Dans une critique de l’essai Le cétacé et le corbeau. De Jean-Paul Sartre à Victor-Lévy Beaulieu (Nota Bene, 2016), de Yan Hamel, j’ai ensuite noté que l’auteur parvenait à nommer sans ambages, quoique tardivement, son Bernières natal tout près des chutes de la Chaudière. Enfin, dans un texte double intitulé « L’emplacement des sources », j’ai tenté de repérer la localisation du village fictif de Fatale-Station et j’ai analysé la cabane à sucre comme un symbole dédoublé de la beauté et de la laideur en pays incertain.

[2] Dans un passage très « ferronien » sur les vieux liens qui unissent les correcteurs d’épreuve André et Nicole Ferron à l’éditeur indépendantiste prénommé Roger (qui rappelle Gérald Godin, né à Trois-Rivières), Ducharme écrit : « Et puis depuis le temps que Roger fait son frais avec nous, qu’il joue au supérieur condescendant, au protecteur patient, on mérite bien ça! Ça a commencé à l’école Saint-Pierre du rang Saint-Louis de la paroisse Saint-Joseph de Maskinongé : il était le premier de la classe, on était les épais; quand on ne comprenait pas le problème, il levait le bras, trépignait : “Psssst! psssst! mamoiselle! mamoiselle! je peux-t-u aller leu zexpliquer si vous plaît?” Toujours poli, propre, empressé, il maitrisa dès l’enfance les moyens d’écœurer le monde en faisant semblant de lui faire du bien. On était les meilleurs en rédaction, mais c’est à lui que la maîtresse donnait 10 sur 10. Hé! il était parent avec l’auteur de Trente arpents, un roman qu’elle avait lu quatorze fois de suite les culottes mouillées. Hé! nous notre seul parent célèbre c’était Tarzan Retournable, le ramasseur de bouteilles. Il écumait les rives de la route jusqu’à Berthier. Il était fier quand il en ramenait une cinquantaine parce que ça sonnait fort dans la caisse de son tricycle, comme les bancs de glace quand ils descendent tous ensemble des Grands Lacs. Et puis il carculait qu’à $0.02 la bouteille ça lui ferait $1. $1 qu’il n’avait pas travaillé pour. » (Gallimard, 1984 [1973], pp. 71-72)

[3] Le libraire fictif nommé Jean-Pierre dans le roman est le sosie (y compris dans la description physique) du libraire réel Gaétan Genest, de la librairie L’Ancre des mots sur l’avenue Maguire, à Québec. En 2013, ce dernier avait offert (comme Jean-Pierre dans le roman) de donner sa librairie qui n’avait même plus d’heures d’ouverture régulières. Suite à la médiatisation de l’affaire, L’Ancre des mots a été donnée à trois jeunes en 2013, qui l’ont ensuite vendue à un libraire d’expérience en 2014. Le roman me semble contenir au moins un autre cas de sosie identifiable, quoique celui-là est peut-être fortuit : une journaliste de la télévision de Radio-Canada en reportage à Montmagny est nommée Julie Fôret-Rivière (pp. 331-332), ce qui rappelle le nom de Mathilde Forest Rivière, qui fut réellement journaliste à Radio-Canada.

[4] Il est intéressant de noter cette présence de Roland Giguère. Dans un entretien accordé à François Hébert en 1980, accessible sur le site …ils ont dit de Bibliothèque et Archives nationales du Québec, Giguère affirme en effet que sa naissance à Montréal en 1929 est « anecdotique », qu’il n’a pas eu d’enfance, qu’il a tout oublié sauf quelques images vaporeuses des ruelles de Montréal, que ses parents n’ont joué aucun rôle dans son parcours et qu’il préfère ne pas de rappeler de toutes ces choses. Il considère est né « pour vrai » à l’âge de 17 ans (l’âge où Alexandre Marchant a vu son père mourir…), quand il a commencé à écrire « de petits poèmes balbutiants ». En 1999, cependant, Giguère sera plus en paix avec sa mémoire, racontant que son père lisait beaucoup, surtout des revues, et qu’il l’a « suivi » dès qu’il a pu, qu’il lisait et portait déjà des lunettes à l’âge de 6 ans. Il y a assurément des conjonctures plus propices aux remémorations.

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