Valoriser son patrimoine audiovisuel, un enjeu africain à l’ère de la TNT

Valoriser son patrimoine audiovisuel, enjeu africain à l’ère de la TNT

Au seuil du passage à la TNT, les pays africains se lancent dans le chantier de l’archivage numérique, qui implique la mise en place d’un cadre matériel et juridique. Le projet communautaire Capital numérique montre une conscience aigüe de la nécessaire valorisation de leur patrimoine audiovisuel.

Temps de lecture : 8 min

En Afrique, la notion d’archives est un concept inconnu dans la plupart des langues. Le mot « archives », dans ces langues, renvoie à un objet cultuel ou culturel, à l’histoire, aux us et coutumes. L’Afrique ayant majoritairement une culture de l’oralité, la mémoire humaine y a été longtemps le seul support d’enregistrement.

Mais, étant donné la banalisation de la télévision y compris en Afrique subsaharienne, un important patrimoine audiovisuel s’est abondamment constitué sur tout le continent depuis les indépendances et la notion de « document audiovisuel » s’est imposée.
 
La nécessité de préserver et valoriser ce patrimoine maintenant conséquent — composé de fonds d’archives sur des supports principalement analogiques — s’impose d’autant plus que la conscience de le sauvegarder et documenter ne s’y est pas, généralement, manifestée assez tôt. Ainsi, certaines précautions techniques ou législatives, comme l’aménagement de dépôts de conservation pour préserver le matériel, ou encore l’institution d’un dépôt légal audiovisuel, ont été pendant longtemps négligées, voire ignorées.
 
Aussi, le « dilemme » des archives face à la numérisation (qui n’est pas un gage de pérennisation définitive) est encore plus prégnant en Afrique. Néanmoins, des efforts ont été et sont encore en train d’être faits pour sauvegarder et valoriser le patrimoine audiovisuel africain. Essayons d’une part, de cerner quelques-uns des enjeux, pour l’Afrique, de se doter d’une véritable politique de défense et de promotion de son patrimoine audiovisuel, notamment dans le contexte du passage à la TNT (Télévision numérique terrestre), prévu pour juin 2015 sur le continent africain. D’autre part, tentons de mesurer la prise de conscience et les moyens développés, surtout par les pays francophones d’Afrique de l’Ouest, à l’échelle nationale, sous-régionale et même en dehors du continent pour conserver et valoriser cette mémoire audiovisuelle.

Le numérique, une chance pour le patrimoine audiovisuel africain ?

L’Afrique devrait s’engager dans un processus de passage à la diffusion numérique à partir de juin 2015. À ce jour, et selon nos sources, seuls trois pays africains sur cinquante-quatre (Maurice, Tanzanie, Rwanda) sont prêts pour la TNT (1) . Quoiqu’il en soit, l’instauration définitive du signal numérique en radio et télévision est inéluctable et se fera au plus tard en 2020.
 
En fait, contrairement à l’idée tenace du public et de la plupart des décideurs, y compris dans l’audiovisuel, le numérique, en même temps qu’il dématérialise les images, annihile leur historicité et ne leur offre aucunement une garantie de conservation pérenne (2) . Pour le patrimoine audiovisuel numérique, « la conservation de l’information sous une forme correcte et directement utilisable à long terme comprend : la conservation physique des fichiers, des métadonnées associées, scripts et programmes, l’assurance d’une utilisation continue de la collection d’images numériques, maintenir la sécurité de la collection »(3) . Certes, l’avantage du numérique réside dans la pérennité des fichiers, mais aucun support, jusqu’ici, ne garantit un stockage à long terme. Devant un tel dilemme, les radios et télévisions des vingt-neuf pays francophones d’Afrique subsaharienne, ainsi qu’Haïti et Maurice, utilisent depuis 2005 le logiciel AIMÉ (Archivage interactif multimédia évolutif), mis à disposition gratuitement par le Cirtef (Conseil international des radios - télévisions d'expression française).
 
Pour le moment, le logiciel AIMÉ permet aux radios et télévisions de numériser et de sauvegarder leurs archives sur des DVD (ou sur mémoire de masse), avec les métadonnées associées et de permettre leur réutilisation, notamment dans le cadre de la production de magazines ou documentaires. Malgré les nombreux problèmes structurels rencontrés par les services d’archives des radios et télévisions (manque de matériel, insuffisance de personnel…), près de 40 000 heures d’archives audiovisuelles ont pu être numérisées à ce jour grâce à AIMÉ dans les pays équipés. Résultat qu’il faut rapprocher de la situation globale dans les pays équipés (Source : Bilan mené par le service Expertise, Conseil et Études de l’Institut national de l’audiovisuel dans douze pays africains francophones, Ina, Bry-sur-Marne, 2014).
 
Dans le cadre du projet « Capital numérique », mis en œuvre par l’Organisation internationale de la francophonie (OIF) sur la période 2014-2016 et cofinancé par le secrétariat des États ACP (Afrique, Caraïbes, Pacifique), l’Ina s’est vu confier en mars 2014 la tâche de développer une nouvelle version du logiciel AIMÉ (V4), ainsi que de concevoir le site internet « Archibald ». L’objectif de cette plateforme est d’interconnecter les stations AIMÉ de vingt pays africains à une plate-forme de centralisation des archives. Par ce biais, chaque fonds d’archives constitué avec les moyens locaux de stockage, de numérisation et, enfin, d’indexation, sera pérennisé en un seul lieu avec des perspectives d’échanges de programmes dans le futur. Le système proposé est basé sur des solutions simples, avec possibilité d’évoluer vers des solutions plus sophistiquées en fonction de l’amélioration des infrastructures, notamment les débits réseau, pour les pays utilisateurs.
 
Aujourd’hui, le site « Archibald » n’est pas encore utilisé par les radios et télévisions d’Afrique. Cependant, l’adhésion spontanée des pays membres du Cirtef à cette forme de valorisation est le signe incontestable qu’ils considèrent la numérisation comme une véritable chance pour leur patrimoine audiovisuel trop longtemps peu considéré comme une richesse nationale.

Afrique de l’Ouest francophone : un outil commun de numérisation des archives audiovisuelles.

Huit États de l’Afrique de l’Ouest, dont sept francophones — Bénin, Burkina Faso, Côte-d’Ivoire, Mali, Niger, Togo et Sénégal — et un lusophone, la Guinée-Bissau, forment l’UEMOA en 1994 (Union économique et monétaire ouest africaine) qui, « se fondant sur l’article 24 du Protocole additionnel n°2 relatif aux politiques sectorielles, a d’abord adopté en septembre 2004, un Programme d’actions communes pour la production, la circulation et la conservation de l’image au sein des États membres. […] Ensuite, parce que la culture a, aujourd’hui, une influence potentiellement positive sur la croissance des pays de par le volume de ses recettes d’exportation, l’UEMOA s’est dotée en octobre 2013 d’une Politique commune de développement culturel. […] Ce programme de développement culturel clarifie le contexte, justifie les raisons d’une politique commune en la matière, expose les orientations et axes d’intervention, les objectifs et les résultats attendus à l’horizon 2020. » (4) .
 
En novembre 2004, à l’occasion de la Conférence annuelle de la Fiat (Fédération internationale des archives de télévision), « L’Appel de Paris pour la sauvegarde du patrimoine mondial audiovisuel » contribue à raffermir et généraliser, en Afrique de l’Ouest francophone, la prise de conscience de la nécessité de la sauvegarde et de la valorisation du patrimoine audiovisuel. Dès après, un groupe d’experts archivistes audiovisuels africains se constitue, des formations en archivistique audiovisuelle suivent et, ensuite, se crée une collaboration entre la Fiat, l’OIF (Organisation internationale de la Francophonie), l’Ina et l’UEMOA en faveur d’une véritable politique patrimoniale.
 
L’UEMOA s’approprie ainsi l’urgence de préserver son patrimoine audiovisuel communautaire, en vulgarisant d’abord son Plan pluriannuel de préservation et de valorisation des archives audiovisuelles, qu’elle valide en 2011 après un état des lieux des archives audiovisuelles des pays membres.

Instaurer un dépôt légal audiovisuel communautaire dans le contexte du passage à la TNT

 

 De nombreux pays d’Afrique voient disparaître un peu plus chaque jour l’histoire de leurs médias 
L’absence de dispositif de dépôt légal audiovisuel dans les États de l’UEMOA y a installé une « amnésie » quasi totale de leur mémoire audiovisuelle. En effet, de trop nombreux pays d’Afrique voient disparaître un peu plus chaque jour l’histoire de leurs médias, sans réussir à endiguer le problème. Aussi, les huit États membres ont-ils senti la nécessité de recourir à l’unisson à l’instauration d’un dépôt légal audiovisuel communautaire et à en assurer la bonne mise en œuvre. Une « Étude portant élaboration d’un texte communautaire sur le dépôt légal audiovisuel », commanditée par l’Union en 2014, a permis de constater que, d’une part, la pratique du dépôt légal général fonctionne très mal dans ces pays. D’abord, parce que les législateurs africains de la sous-région ont, presque partout, reconduit les mêmes dispositions sur le dépôt légal que celles adoptées par l’ancienne puissance colonisatrice. En effet, la Côte d’Ivoire (décret n°62-28 instituant le régime du dépôt légal), le Mali (loi n°85-04/AN-RM du 11 janvier 1985 instituant le dépôt légal), le Sénégal (loi n°76-30 du 9 avril 1976 portant dépôt légal), ainsi que le Bénin et le Niger se sont contentés d’adopter dans leurs pays respectifs le décret colonial français n°46-1644 du 17 juillet 1946 fixant les conditions du dépôt légal dans les territoires relevant du ministère de la France d’Outre-mer.
 
D’autre part, le dépôt légal audiovisuel proprement dit n’existe, en fait, nulle part dans la sous-région ou quand il existe, est partiel et non effectif. Si les textes cités plus haut réfèrent au dépôt légal, c’est surtout pour ce qui concerne l’écrit (le livre) et l’imprimé (la presse). Quelques-uns des textes cités (Mali, Sénégal) parlent de dépôt légal, certes, mais visent plus les sons et la musique que le film et la vidéo, qui, à cette époque, étaient très peu répandus en Afrique. De plus, lesdits textes se préoccupaient beaucoup plus de réguler et contrôler l’écrit et la presse. Il faut ajouter à ces manquements l’absence totale d’accompagnements matériels, infrastructurels, financiers ou de personnels suffisants et compétents pour assurer le dépôt légal, tant pour l’écrit que pour l’imprimé et encore moins pour l’audiovisuel.
 
 
 
Cependant, le passage à la diffusion numérique sur le continent africain, étant donné que la TNT se fait à travers une homogénéité de la sphère de diffusion, pourrait représenter une opportunité certaine pour désigner un ou plusieurs organismes dépositaires du dépôt légal audiovisuel.
En effet, selon les dispositions de la Directive portant harmonisation du dépôt légal de l’audiovisuel au sein des États membres de l’UEMOA — rédigée par l’UEMOA fin 2014 avec le soutien actif de l’Ina, et en passe d’être entérinée par les ministres des différents États —, « chaque État membre prévoit la création d’un organisme exclusivement dédié à l’accomplissement des finalités du dépôt légal audiovisuel […], et présentant toutes les garanties statutaires, matérielles et financières requises à cet effet ».
 
En outre, la TNT permet désormais de capter et stocker l’ensemble des programmes audiovisuels de toutes les chaînes de télévision des États. Ceci signifie que l’ensemble de ce patrimoine peut être contrôlé, conservé et pérennisé ; ce qui, en fait, est l’objet même d’un dépôt légal. Dès lors, en saisissant cette opportunité nouvelle, l’organisme unique chargé d’assurer la télédiffusion numérique pourrait être désigné pour remplir le rôle de dépositaire du dépôt légal audiovisuel dans chacun des pays.
 
On connaît, depuis les années 1990, avec le souffle d’un certain vent de démocratie en Afrique, la naissance d’organes de régulation de l’audiovisuel. Mais, partout, ces organes de régulation, bien qu’ils visent généralement à protéger le patrimoine audiovisuel, se focalisent beaucoup plus sur le « politique » pour assurer l’accès aux médias d’État des partis et leaders de l’opposition et superviser les temps de parole des candidats aux élections (5) ...
 
Si le projet de dépôt légal régional mené par l’UEMOA a comme finalité principale la conservation et la mise en consultation du patrimoine audiovisuel des États membres de l’Union, la question de l’archivage professionnel et de la valorisation économique des nouvelles productions numériques est au cœur des préoccupations de nombreux pays africains hors UEMOA — comme en témoignent les nombreuses initiatives lancées ces dernières années par Madagascar (association Fl@h), le Cameroun (CAM-DTV / Cameroon Digital Television Project ), le Gabon (Aninf / Agence nationale des infrastructures numériques et des fréquences) ou encore la CÉDÉAO  (Communauté économique des États de l'Afrique de l'Ouest) pour mettre en place d’importants programmes de sauvegarde et de numérisation de leurs fonds d’archives audiovisuelles, avec le concours financier des pouvoirs publics.
 
Manifestement, les États africains montrent une conscience élevée pour la sauvegarde et la valorisation du patrimoine audiovisuel communautaire.

Le chantier de l’archivage numérique : d’immenses potentialités

Le chantier du passage au tout numérique peut constituer pour les pays africains concernés un véritable tremplin vers l’emploi de technologies de captation permettant d’assurer un dépôt légal audiovisuel à moindre coût et de tendre, en même temps, vers une politique d’archivage contrôlée et rémunératrice. En effet, la création de nouvelles chaînes et, donc, le besoin croissant de nouveaux programmes pour alimenter ces chaînes va rendre encore plus prégnant le besoin de sécuriser ces contenus pour en permettre la circulation et la réutilisation dans de nouveaux programmes.
 
L’ère prochaine de la TNT en Afrique offre en effet d’immenses potentialités en termes de circulation de programmes (GEP/Gestion électronique des programmes, TV-R/Télévision de rattrapage ; VOD/Vidéo à la demande,…), mais connaît aussi des difficultés comme,  par exemple, la sauvegarde des fonds déjà numérisés ou indexés dont l’interopérabilité avec les nouveaux systèmes pourrait ne pas fonctionner (cas noté déjà au Sénégal).
 
Le « dilemme » demeure : techniquement, une copie conforme de documents audiovisuels, même numériques, n’est jamais réalisable. Par ailleurs, le numérique appelle méfiance car il multiplie les possibilités de trucage et de dénaturation des archives et, donc, est susceptible de remettre en cause leur authenticité.
 
La télédiffusion numérique, tout en facilitant la vulgarisation du patrimoine audiovisuel africain, est, aussi, une brèche possible de sa profanation et de sa désacralisation. Enfin, valoriser ce patrimoine requiert une parfaite connaissance du contexte culturel africain. Si beaucoup a déjà été fait, il reste encore du chemin pour une pérennisation et une valorisation optimales des archives audiovisuelles.

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Crédits photos :
Capital numérique  D.R.
    (1)

    Voir « Stratégie audiovisuelle en Afrique : les priorités 2015 », Balancing act, 2 janvier 2015.

    (2)

    Voir Laurent VÉRAY, « Appropriation des images d’archives et exigence historique», in e-Dossiers de l’audiovisuel « L’extension des usages de l’archive audiovisuelle », Ina Expert, juin 2014. 

    (3)

    Matthieu GIOUX, « Conservation des documents numériques, Qu’est-ce qu’un document numérique ? », BnF, 2013.

    (4)

    Union économique et monétaire ouest-africaine/UEMOA, « Programme de Développement Culturel de l’UEMOA (PDC-UEMOA) », mai 2014, p.5.

    (5)

    Voir Mactar SILLA, Le Pluralisme télévisuel en Afrique de l’Ouest, état des lieux, Institut Panos Afrique de l’Ouest, 2008.

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