Machado de Assis et «l’erratum pensant»

Le cahier Livres de Libédossier
par Mathieu Lindon
publié le 29 avril 2015 à 17h06

Ces mémoires sont d'outre-tombe mais le ton n'a rien de chateaubriandesque. «Je me suis demandé pendant quelque temps si je devais commencer ces mémoires par le début ou par la fin, je veux dire, placer en premier lieu ma naissance ou ma mort.» C'est parce qu'il n'entreprend d'écrire le récit de sa vie qu'après sa mort que le narrateur de Mémoires posthumes de Bras Cubas, réédité en poche, se trouve face à un tel dilemme. «Moïse qui, lui aussi, a raconté sa mort, ne l'a pas placée en exorde mais en conclusion : différence fondamentale entre ce livre et le Pentateuque.» Il y en a d'autres.

Fils d'un ouvrier mulâtre et d'une blanchisseuse rapidement veuve, Joaquim Maria Machado de Assis, né en 1839 à Rio où il meurt en 1908, est un autodidacte qui créera l'Académie brésilienne des lettres. Toute son œuvre est empreinte d'un humour apparemment désinvolte à la Tristram Shandy qui atténue la violence des relations sociales et la faiblesse des cœurs (1). Mémoires posthumes de Bras Cubas est composé de cent soixante brefs chapitres (moins de deux pages de moyenne) dont l'un s'appelle «Inutilité» et n'est constitué que de la phrase suivante : «Mais, ou je me trompe fort, ou je viens d'écrire un chapitre inutile» (cette considération visant de toute évidence le chapitre précédent). Bras Cubas raconte sa vie professionnelle et politique, mais surtout sa vie sentimentale, son amour pour une femme mariée avec les avatars de cette passion au fil des années. «Je continuai mon chemin, tout en défilant une série infinie de réflexions, que je regrette d'avoir complètement oubliées ; c'eût été matière à un bon chapitre, peut-être assez amusant.» Plus loin, il évoque quelques maximes qu'il a écrites. «Ce sont de simples bâillements d'ennui : elles peuvent servir d'épigraphe à des discours sans sujet.» En voici une : «On ne comprend pas qu'un sauvage se perce la lèvre pour l'orner d'un morceau de bois. Cette réflexion est d'un bijoutier.» Les bijoutiers ont leur rôle car le jeune Bras Cubas fut pris de passion pour une femme ne dédaignant pas leur production, quoiqu'elle prétendît mourir plutôt que d'accepter de si beaux cadeaux. «Vivre n'est pas la même chose que mourir ; ainsi l'affirment tous les bijoutiers du monde, qui sont gens très experts en grammaire. Braves bijoutiers, que resterait-il de l'amour sans vos joyaux et vos crédits ?»

Les maximes se retrouvent dans le cœur du récit, Bras Cubas, du fait de la relative impartialité à son propre égard acquise grâce à sa mort, n'hésitant pas à commenter ses actions. Plusieurs sentiments bien connus des moralistes font ainsi leur petit tour de piste. A propos du mari trompé : «Le visage sérieux, convaincu, avec lequel je l'écoutai, fait honneur à la dissimulation humaine.» Un philosophe à la santé mentale parfois défaillante fait la leçon à l'auteur : «Libère-toi des vieux préjugés, des rhétoriques rebattues, et étudie l'envie, ce sentiment si subtil et si noble.» Et : «La frugalité, au contraire, pouvait être l'indice d'une certaine tendance à l'ascétisme, expression achevée de la sottise humaine.» Bras Cubas sur l'avarice : elle «n'est que l'exagération d'une vertu et il en est des vertus comme des budgets : mieux vaut un excédent qu'un déficit». Pourquoi les hommes sont plus indiscrets que les femmes dans les affaires d'adultère ? Du fait de «cette bonne fatuité, qui est la transpiration lumineuse du mérite». La «profondeur des mobiles de l'existence humaine» est également évoquée à propos de superstitions ridicules.

Le cynisme, ou son apparence, est ce qui reste à Bras Cubas dès qu'il a été forcé de découvrir la misère du monde. Ce que répondraient son père et sa mère à Dona Plácida si la malheureuse leur demandait pourquoi elle est venue au monde : «Nous t'avons appelée, pour que tu te brûles les doigts aux chaudrons et les yeux à la couture, pour que tu manges mal ou pas du tout, pour que tu sois ballottée de-ci de-là, de la maladie à la santé, toujours à l'ouvrage, avec la perspective de passer encore de la maladie à la santé, hier triste, aujourd'hui désespérée, demain résignée, mais toujours les mains au chaudron et les yeux à la couture, jusqu'à finir un jour dans la boue ou à l'hôpital. C'est pour cela que nous t'avons appelée au monde, en un moment de sympathie.» Au demeurant, on ne peut pas laisser Pascal prétendre que l'homme est un roseau pensant. «Non ; l'homme est un erratum pensant, cela oui. Chaque âge de la vie est une édition, qui corrige l'édition antérieure, et qui sera corrigée elle-même, jusqu'à l'édition définitive, que l'éditeur distribue gratuitement aux vers.»

(1) De Machado de Assis, reparaissent en même temps dans la même collection «Quincas Borba», «Dom Casmurro et les yeux de ressac», «l’Aliéniste», «Esaü et Jacob», «Ce que les hommes appellent amour» et «la Montre en or et autres contes» qui ne se retrouvent en note que parce qu’on ne pouvait pas faire tenir sept livres d’un coup en une seule chronique.

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