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Les mots de la campagne

La schizophrénie du FN vis-à-vis de «l'expert»

Entre dénonciation et besoin d'approbation, le Front national entretient un rapport compliqué à cette figure du «système» tant décriée.
par Valentin Graff, Photo Laurent Troude
publié le 21 février 2017 à 16h04

Le Front national n'aime pas le système. Et au sein du système, abhorre en particulier les gardiens de la pensée unique, les «experts». Pourtant, soucieux de légitimer son programme et ses champs de réflexion, le même FN cite volontiers les «experts» pour légitimer et crédibiliser ses propositions.

L’expert, cet ennemi

Lors de son dernier meeting à Clairvaux-les-Lacs (Jura), vendredi, Marine Le Pen a brocardé «la longue cohorte des expeeeerts», avec une insistance sur la dernière syllabe qui disait bien tout son mépris.

par Libération

Quelques semaines plus tôt, à peine avait-elle présenté son programme, dimanche 4 février, qu'elle fustigeait déjà «les politiques et leurs cautions, certains économistes bien choisis, les sachants, les experts de pacotille, qui expliquent d'un ton péremptoire qu'augmenter le minimum vieillesse est contraire à la science économique». Notons au passage que pour diaboliser cette figure maléfique de l'expert, Marine Le Pen lui prête une opposition à l'idée d'augmenter le minimum vieillesse. Or, on voit mal quels experts ont affirmé qu'il était «contraire à la science économique» d'augmenter le minimum vieillesse, lequel a par exemple été réhaussé de 25% pendant le quinquennat de Nicolas Sarkozy.

Le FN a également largement critiqué les «experts» à propos du Brexit. Le sénateur-maire de Fréjus et directeur de campagne de Marine Le Pen, David Rachline, y va donc de son petit commentaire quelques jours après le résultat du référendum, sur LCP : «Ce qui a eu lieu dans ce pays [le Royaume-Uni], c'est un grand moment de démocratie. Il est vrai, ça change de notre pays à nous, où on voit toujours les mêmes journalistes, toujours les mêmes experts, s'exprimer sur ce sujet et avoir, tous, la même idée, le même avis.»

Et comme le FN croit dur comme fer que la France se porterait mieux hors de l'Europe, il s'est naturellement réjoui, quelques mois plus tard, que les conséquences économiques du Brexit semblent moins graves que ce qu'annonçaient les commentateurs : «Les "experts" avaient annoncé l'apocalypse suite au Brexit. En réalité, le Royaume-Uni va mieux !» se félicitait donc Florian Philippot le 10 novembre.

Le mot «expert» est tellement connoté dans la bouche du FN qu'il sert parfois à dénoncer tout simplement un adversaire politique, comme le politologue de droite Dominique Reynié. En 2016, après l'annulation de l'élection de ce dernier au conseil régional de Languedoc-Roussillon-Midi-Pyrénées, Louis Aliot évoquait ainsi un peu gratuitement dans un communiqué la défaite d'un représentant des «"experts" à la solde du système».

L’expert, mon ami

Mais l'expert cesse d'être un ennemi dès lors qu'il est d'accord avec le FN. Il devient même un outil de crédibilisation. Et les mêmes responsables frontistes citent régulièrement des «experts» comme preuve de leur sérieux. Ainsi Marine Le Pen, mise en difficulté dans l'Emission politique de France 2 concernant sa volonté de sortir de l'euro, a tenu à détailler, liste à l'appui (voir ci-dessous), le nombre précis d'économistes partageant, selon elle, son analyse vis-à-vis de la monnaie unique : «L'euro, monnaie unique, a montré ses limites, d'ailleurs comme le disent… J'ai là la liste de 188 économistes qui remettent en cause l'euro monnaie unique et la zone euro, […] dont 12 Prix Nobel d'économie, ce qui n'est tout de même pas rien.»

La liste d'économistes brandie par Marine Le Pen dans l'Emission politique by Journaliste Libération on Scribd

En 2014, le Front national allait jusqu'à affirmer que 7 de ces 12 Prix Nobel «[appelaient] à la fin de l'euro». Désintox avait montré que le parti s'appuyait sur des citations faussées.

Plus largement, le FN aime convoquer des experts à la rescousse de son programme. A l'image de David Rachline, se réjouissant d'avoir associé des experts à la confection du programme 2017 du FN.

Et Rachline d'insister cinq jours plus tard, sur BFM-TV : «Nous avons aujourd'hui un tissu d'élus et d'experts qui nous ont permis de construire ce projet qui est le plus crédible.»

Le sénateur-maire, manifestement chargé d'envoyer des fleurs aux experts, les mobilise aussi concernant le diagnostic frontiste vis-à-vis des rebelles syriens, auxquels Marine Le Pen a encore récemment préféré Bachar al-Assad :

Enfin, le Front national, fidèle à son ambiguïté concernant les experts, aime autant souligner leur absence chez les autres…

… que leur présence au côté de leurs adversaires :

Bref, «l’expert», dans la bouche du FN, est ridiculisé et «de pacotille» quand il est en désaccord avec la ligne du parti. Mais il recouvre toute sa légitimité dès lors qu’il peut servir à vendre le projet frontiste. C’est pratique.

Pour aller plus loin :

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