Aujourd'hui, chacun tente d'inventer la solution unique qui conviendra à sa famille unique.

Aujourd'hui, chacun tente d'inventer la solution unique qui conviendra à sa famille unique.

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"Bonjour, vous êtes bien la mère de Chloé P.?" Téléphone à l'oreille, Frédérique confirme. "Je suis la responsable du Monoprix, poursuit la voix, froide et mécanique. Votre fille a volé des tubes de rouge à lèvres, je n'ai pas appelé la police, mais il va falloir venir la chercher et régler la marchandise." Frédérique se fige. Depuis son entrée au lycée, sa fille lui en fait voir de toutes les couleurs.

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Elle s'enferme dans sa chambre avec son copain à l'heure du dîner, le week-end, elle sort jusqu'à 3 heures du matin. Plus la mère menace, plus la fille rentre tard. "Chloé défie mon autorité, et maintenant voilà qu'elle vole dans les magasins!" rumine Frédérique, se promettant "de la sermonner". Elle fait les cent pas, remâchant ses griefs: "Il serait temps que Chloé mesure les conséquences de ses actes."

Exaspération

Quand elle raccroche, sa tirade est prête: "Si tu recommences, tu vas te retrouver chez les flics. C'est ça que tu cherches?" Frédérique roule en direction du centre-ville et, peu à peu, l'exaspération retombe. Elle réalise soudain qu'elle a peur pour sa fille. Elle se figure la scène, une heure plus tôt au rayon maquillage.

Le vigile qui pousse Chloé dans l'arrière-boutique, les mains sur ses épaules pour la forcer à s'asseoir sur la chaise. Son ton sarcastique, tandis qu'il la toise: "Tu fais moins la maligne, maintenant..." Alors, quand Frédérique retrouve sa fille, elle ne la sermonne pas. Elle lui prend les mains et lui dit, encore remuée: "Promets-moi de ne plus jamais te mettre dans une situation pareille, Chloé. Je ne voudrais pas qu'un jour tu te retrouves à la merci de quelqu'un de brutal."

Rendre les enfants plus heureux

Frédérique termine son récit, s'excuse d'avoir été si longue. A 40 ans passés, elle vient de découvrir le pouvoir de la bienveillance, à la faveur de la crise d'adolescence de son aînée. Pour cette femme "trop rigide", de son propre aveu, la remise en question a été dure mais "salutaire". Elle a retrouvé la complicité avec sa fille et leurs conflits, désormais, ne tournent plus au drame.

Comme beaucoup de mères ou de pères, Frédérique se tourne vers la parentalité positive, ce courant d'éducation issu des nouvelles connaissances sur le cerveau. En seulement dix ans, les scientifiques sont parvenus à expliquer de quelle manière les neurones se développent et se connectent entre eux durant l'enfance, en fonction de la qualité des relations entretenues avec l'entourage. Des travaux menés dans le monde entier, aussi bien au laboratoire de neurosciences sociales et affectives de l'Université de Californie, à Los Angeles (Etats- Unis), que dans des centres de recherche au Japon ou aux Pays-Bas. Médecins, psychologues et pédagogues s'en emparent, pour donner de nouvelles clefs aux parents et rendre les enfants plus heureux.

Bannir menaces et humiliations

En France, les principes de la parentalité positive sont popularisés par des pédiatres, comme Catherine Gueguen, ou des psychothérapeutes, telle Isabelle Filliozat. Que disent ces professionnels? D'abord ils insistent sur la nécessité, pour les parents, d'identifier correctement les émotions de leurs enfants, mais aussi les leurs.

A l'image de Frédérique, lors de l'épisode du Monoprix. Ensuite, les spécialistes invitent ces mêmes parents à bannir de leur arsenal les menaces, les humiliations et la fameuse fessée, pour laquelle la France vient d'être tancée par le Conseil de l'Europe. Le 15 avril, cette instance a adopté une résolution enjoignant à notre pays d'interdire les punitions corporelles. Ces procédés, dommageables pour le cerveau de l'enfant, compromettent aussi bien ses apprentissages que sa sociabilité. Il ne s'agit pas, bien sûr, de renoncer à l'autorité, mais de l'exercer avec empathie, en tenant compte des besoins et des limites de l'enfant, clairement identifiés selon l'âge grâce aux études sur le cerveau.

Questionnements existentiels

Plus facile à dire qu'à faire. Dans la tête des parents, ces avancées scientifiques font mauvais ménage avec un héritage culturel dans lequel une claque ou une fessée "n'ont jamais fait de mal à personne". Quatre Français sur cinq affirment y avoir eu recours au moins une fois, selon un sondage réalisé pour l'Union des familles en Europe. Malgré tout, la génération actuelle s'approprie les méthodes de parentalité positive, considérées comme un juste milieu entre l'autoritarisme à l'ancienne et la permissivité de la période Dolto.

Elles offrent des pistes à des familles qui sont plus que jamais demandeuses, tant le monde change, et avec lui le "métier" de parent. Nouvelles technologies, mondialisation des idées et des pratiques, durcissement du marché de l'emploi: impossible de se contenter de reproduire ce que l'on a connu enfant.

Aujourd'hui, les bébés ne sont plus gardés par le grand frère ou la tante, mais par des professionnels de la petite enfance, si bien qu'à l'âge de devenir parent on a rarement eu l'occasion de changer une couche. De plus, notre société produit d'innombrables questionnements d'ordre existentiel, comme le souligne la journaliste Guillemette Faure dans son livre Le Meilleur pour mon enfant (Les Arènes): "Faut-il faire des projets d'avenir pour son enfant ou le laisser libre? Faut-il le préparer à la vie d'adulte ou lui laisser sa vie d'enfant?"

La sécurité affective, un besoin primaire

Les parents modernes, désemparés, sont avides de savoirs. Ils exhument des figures oubliées, dévorant par exemple les ouvrages de Janusz Korczak, un pédiatre polonais mort dans les camps nazis. Au début du siècle dernier, ce médecin préconisait déjà le respect de l'enfant, prônant une pédagogie proche de celles, plus connues, des écoles Montessori et Freinet.

Ils découvrent John Bowlby, psychiatre britannique dont la pensée originale s'est développée dans les années 1970, anticipant les découvertes des neurociences. Sa théorie de l'attachement s'est imposée, dans l'éducation, avec une force comparable à la théorie de l'évolution de Darwin pour la biologie.

Méconnu en France, son modèle est aujourd'hui enseigné dans les universités du monde entier et inspire nombre de politiques de protection de l'enfance, des Etats-Unis à la Suède. Visionnaire, John Bowlby a, le premier, rangé la sécurité affective parmi les besoins primaires du petit d'homme, aussi essentiels à sa survie que la chaleur et la nourriture.

Sa théorie clôt d'ailleurs un vieux débat: si je prends mon bébé dans les bras chaque fois qu'il le réclame, va-t-il devenir capricieux? En réalité, cette attitude produit exactement... l'effet inverse. Rassuré par la relation de confiance nouée avec une ou plusieurs "figures d'attachement" qui peuvent être la mère, le père ou encore la nounou, le bébé ose peu à peu s'en éloigner pour explorer son environnement. Un processus que les scientifiques savent désormais décrire à l'échelle des neurones. Les gestes de tendresse déclenchent en effet chez l'enfant la production d'ocytocine, l'hormone du bien-être, qui permet un développement optimal des fonctions cérébrales.

Partager les connaissances

Des données scientifiques, des pédagogues inspirés, des exemples étrangers (1) et de l'expérience tirée de la vraie vie de vrais parents: voilà ce que réclame la génération actuelle, à la fois anxieuse de mal s'y prendre et décidée à tracer son propre chemin. En 2011, la lyonnaise Béatrice Kammerer a créé le site participatif les Vendredis intellos.

Vendredis, en référence au jour retenu pour que les pères et (surtout) les mères postent leurs contributions. Et intellos par "provocation", explique Béatrice, "pour contrer l'idée que la connaissance en matière d'éducation serait réservée aux universitaires, aux psychologues et aux médecins". En ce lieu d'échanges très vifs, pas de dogme. "Chacun tente d'inventer la solution unique qui conviendra à sa famille unique", affirme Béatrice. Sous le pseudo Mauvais Père, un internaute donne le ton: "Mes enfants me bouffent tout cru. Et si j'appelais la police?"

Coachs en éducation

Ces parents émancipés frappent à toutes les portes. Celles des mairies ou des médiathèques qui, depuis une dizaine d'années, organisent le soir des groupes de parole autour de la vie de famille, partout en France. On s'interroge: "Quand les enfants sont-ils prêts à enlever la couche?" (Maison d'éducateurs de jeunes enfants de Perpignan). On réfléchit: "Parents, ados, comment garder le dialogue?" (espace culturel d'Herblay, dans le Val-d'Oise).

Des parents montent même leur propre cercle, comme cette mère de trois enfants qui a créé l'an dernier, à Carnac, Parents ensemble 56 (le département du Morbihan). Les plus motivés vont jusqu'à payer de leur poche des coachs en éducation (entre 50 et 100 euros l'heure) ou s'engagent dans des formations sur plusieurs mois. "Attention à ne pas laisser croire aux parents qu'il existe des solutions toutes faites, avertit toutefois la psychanalyste Elisabeth Roudinesco. On élève d'abord les enfants avec ce qu'on est."

Se fier à son instinct

"Cette génération fait preuve d'initiative et d'un culot certain", relève le Dr Xavier Pommereau. La notoriété - et la page Facebook - de ce spécialiste des conduites suicidaires à l'adolescence lui valent de nombreux e-mails de parents qui lui posent des questions aussi banales que... l'heure à laquelle un garçon de 15 ans doit rentrer d'une fête d'anniversaire.

"Je réponds, assure le psychiatre. J'anime même, depuis 2010, un groupe de parole pour aborder ces problèmes du quotidien." Les réunions attirent des pères et des mères sans histoires, alors qu'elles se tiennent au CHU de Bordeaux, dans l'unité même où sont hospitalisés les jeunes anorexiques. Preuve, s'il en fallait, que les parents d'aujourd'hui prennent au sérieux la plus petite difficulté rencontrée avec leur progéniture. Un peu trop, parfois? A vouloir si bien faire, on en oublie parfois de se fier à son instinct.

(1) A lire, à ce sujet, Comment les Eskimos gardent les bébés au chaud, de Mei-Ling Hopgood (Lattès).

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