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Dis-moi ce que tu manges, je te dirai qui tu es

À l'ère des régimes sans gluten, des jus au chou frisé et de l'obsession du bio, est-il possible de manger ce qu'on veut sans culpabiliser? Notre journaliste s'est posé la question.

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14 h, lundi. C’est le moment parfait pour me rendre à l’épicerie. Les allées seront désertes, et je pourrai régner sur les rayons. Mais, surtout, je remplirai mon panier en toute liberté, à l’abri des regards et, disons-le, des jugements. J’accumulerai les victuailles dans mon charriot sans m’interroger sur son contenu. Je ne cacherai pas les aliments moins santé sous mon kale, mon eau de coco et mon énorme sac de quinoa. Telle l’impératrice de la malbouffe, je mettrai bien en évidence les deux pizzas surgelées que je garde au congélo pour les soirs où je suis trop exténuée pour concocter un festin à partir des quatre groupes alimentaires. J’aurai aussi la possibilité de prendre deux énormes pots de crème glacée Coaticook — un à la pistache et l’autre au chocolat. Au sommet du panier, on pourra voir un sac de bonbons Haribo et des biscuits ultrasucrés, sans aucune graine de lin. Oui, le lundi après-midi, je me soustrais aux regards et je fais ce que je veux.

 

LA PRESSION DE BIEN MANGER

 

Quand je pense à cette idée d’aller à l’épicerie à un moment précis dans le seul but d’éviter le jugement que pourraient poser les autres sur le contenu de mon panier, je me trouve ridicule. Vit-on vraiment dans une société où il est impossible de manger ce qu’on veut sans craindre l’opinion des autres? La valeur d’une personne est-elle directement liée à ce qu’elle ingère? J’ai longuement jonglé avec ces questions. J’en ai même discuté avec l’équipe de Clin d’œil. Mes collègues sont unanimes: la malbouffe est devenue une source de stigmatisation sociale. Une façon de séparer le bon grain de l’ivraie. J’avoue d’emblée que j’ai moins honte d’acheter des condoms à la pharmacie que de passer à la caisse de mon supermarché avec trois sacs de chips. Et si j’en crois Marie-Pierre G. Girouard, psychologue-chercheuse à l’Université Laval qui étudie notre rapport à l’alimentation, je suis loin d’être la seule. 

 

Selon elle, on juge beaucoup les autres en fonction de ce qu’ils mangent, et cela est sans doute lié à la culture de la performance dans laquelle on vit. «Aujourd’hui, il faut être bon dans tout, lance-t-elle. Cela s’applique aussi à la bouffe. Avec toute l’information qui est disponible, certaines pratiques alimentaires marginales sont devenues à la mode. Je pense au végétarisme, au sans gluten ou au crudivorisme, par exemple. Cette course à l’information et à la performance alimentaire a donné lieu à une sorte de compétition. Les gens se comparent. C’est à qui va manger le mieux.»  Selon Mme G. Girouard, plusieurs s’engagent corps et âme dans cette culture du bien manger sans vraiment en comprendre la signification et, surtout, en ignorant les raisons pour lesquelles ils le font. «On pense que si on mange bien, notre vie sera transformée.»  Cette affirmation de la chercheuse me fait penser à des émissions très populaires, comme The Biggest Loser, Maigrir ou mourir et Poids lourds contre poids plumes. Ces téléréalités misent exactement sur l’idée suivante: une saine alimentation et une perte de poids feront de vous une meilleure personne. 

 

UNE PENTE GLISSANTE

 

D’après la chercheuse, ce type de discours est une pente glissante, car il donne l’impression qu’on a plus de contrôle sur son corps qu’on en a réellement. «Beaucoup de gens pensent qu’en faisant du sport et en respectant à la lettre une certaine déontologie alimentaire, ils auront l’air d’un top-modèle. Ils finissent par percevoir la nourriture comme un outil pour transformer leur corps et leur esprit. Mais la relation qu’on entretient avec la bouffe est beaucoup plus complexe que cela! Les aliments satisfont des besoins, comme celui du réconfort. Ils ont aussi une fonction sociale. Et ils permettent de se faire plaisir. Il faut arrêter de croire qu’en faisant preuve de vertu dans son alimentation, on aura une belle récompense au bout du compte.» La nourriture n’est donc vraiment pas unidimensionnelle. Et à la lumière de ce que dit Mme G. Girouard, je crois qu’il serait temps que je renoue avec toutes les facettes de l’alimentation, et pas seulement celles liées à la santé ou à la perception que les autres ont de moi lorsqu’ils me voient manger des croustilles.

 

UN MESSAGE CONTRADICTOIRE

 

Il existe un paradoxe au pays de la saine alimentation. Si les émissions de transformation du corps pullulent sur nos ondes, nous sommes aussi bombardés de shows culinaires qui prônent un mode de vie épicurien. On doit donc jongler à la fois avec le dogme de l’alimentation parfaite et le mode de vie foodie un brin excessif que nous proposent les Giada De Laurentiis et Martin Picard de ce monde. Il y a en effet un double message: on doit succomber aux cassoulets, aux pâtes maison et aux croissants pur beurre, mais il ne faut pas que cela ait des conséquences sur notre apparence et notre santé. De quoi devenir fou! Pour cette raison, plusieurs se contentent de regarder ces émissions, sans jamais cuisiner les plats présentés par des chefs qui sont, disons-le, souvent très agréables à regarder. Cela devient en quelque sorte de la food porn: on admire à la télé ce qu’on n’ose pas se permettre.

En fait, notre rapport aux aliments demande d’être réinvesti. Oui, il se peut que, parfois, j’aie le goût de manger quelque chose qui n’est pas considéré comme bon pour la santé. «Et ce n’est vraiment pas grave, précise Mme G. Girouard. La promotion de la santé est devenue un peu tordue; ça finit par être culpabilisant et restrictif. On vit dans une société où la bouffe est omniprésente. Il faut sans cesse se maîtriser, et c’est difficile de composer avec cette surabondance.» C’est en effet une sorte de cercle vicieux. Et je réalise que j’en suis pas mal prisonnière.

 

LE BURNOUT NUTRITIONNEL

 

Même son de cloche de la part de Frédéric Blaise, gourmand avoué, observateur du monde alimentaire et associé exécutif chez Enzyme, une agence spécialisée en agroalimentaire et en santé. «L’adage “Je mange donc je suis” est au cœur de la stratégie marketing de presque tous les produits alimentaires», affirme-t-il. Tout comme Marie-Pierre G.-Girouard, Frédéric pense qu’à force de se concentrer sur la saine alimentation et sur ce que les autres pensent de notre panier d’épicerie, le «burnout alimentaire» nous guette. «Face à toute cette morale nutritionnelle, l’individu moyen décroche», croit-il. J’avoue avoir déjà éprouvé ce sentiment. Je me dis au moins une fois par mois que je vais manger ce que je veux et faire du sport pour être en paix avec le contenu de mon garde-manger. Par contre, je ne peux pas m’empêcher de trimballer le poids de la culpabilité. Par exemple, quand je décide d’aller chez McDo avec mes enfants, j’espère ne pas rencontrer un ami en sortant. Et c’est sans compter qu’à chaque bouchée de croquettes, je me dis que ce n’est pas santé.

TAILLE-TOI!

 

Frédéric Blaise croit que faire l’épicerie ou manger au restaurant ne devrait pas être un concours. Cependant, il souligne que notre rapport à la nourriture a toujours été complexe. «La bouffe est polysensorielle. On mange pour une série de raisons qui n’ont rien à voir avec le fait de se nourrir.» C’est cette dynamique qu’il tente de faire ressortir dans le cadre de son travail. «Aujourd’hui, la façon de commercialiser les aliments a un rapport avec l’individu. On essaie de mettre en avant les bénéfices émotionnels liés aux aliments. La nourriture est un liant social, et l’expérience gustative n’est jamais aussi forte que lorsqu’elle est partagée par plusieurs. La bouffe est associée au plaisir, et ce plaisir se transfère à d’autres domaines que celui de l’alimentation. Le repas devient un prétexte pour parler d’autre chose: de politique, de mode, de nos préférences, de notre région...» Le discours de Frédéric, issu du milieu de la pub, me frappe. Non seulement il est en opposition avec le discours nutritionnel ambiant, mais il annonce le burnout alimentaire qui nous guette si nous continuons à être obsédés par ce que nous ingurgitons. Et si c’était lui qui avait raison? Et si on se mettait plutôt à regarder la nourriture en se disant simplement «Ça va être bon, j’ai le goût de manger ça»? Après tout, notre corps nous pousse à manger des aliments en quantité raisonnable. Pour mettre fin au jugement qu’on porte sur soi et sur les autres au sujet du panier d’épicerie, il suffit peut-être de simplifier notre rapport à la nourriture. Voilà une idée que je me promets d’explorer jeudi prochain, à 17 h 30, quand je me retrouverai dans un supermarché bondé de gens qui scruteront ce qu’il y a dans mon panier.

Geneviève Pettersen

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