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La Grèce qui roule

Exception dans un pays rongé par la crise, Ktel n’a ni augmenté ses tarifs ni baissé les salaires. Une démarche vertueuse que les derniers accords avec Bruxelles pourraient remettre en question.

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Publié le 30 juillet 2015 à 14h29, modifié le 01 août 2015 à 20h45

Temps de Lecture 6 min.

La gare routière de Patras, dans le nord du Péloponnèse, ou la coopérative d’autocars Ktel opère.

Certains jours, les pas de Bessi Dinopoulou la conduisent, sans même qu’elle y prenne garde, vers la gare routière de Patras, une modeste bâtisse qui donne sur le vieux port. Bessi Dinopoulou, élégante veuve blonde, traverse la salle d’attente, et son sac à main se balance à l’arrondi de son bras. Sur les bancs, quatre soldats attendent l’autobus-express de 12 h 30 pour Athènes ; des paysans ont posé devant eux des semis de tomates emmaillotés comme des nouveau-nés ; une famille se tient debout, très droite, dans des habits de mariage. « Mais où sont les bidonvilles ? », demande une jeune Italienne de passage à un étudiant grec, par-dessus sa valise à roulettes. Elle semble sincèrement choquée. « Où sont les mendiants ? Où sont les émeutes ? Où est la crise grecque ? »

Un statut protecteur de coopérative

Bessi Dinopoulou monte directement à l’étage de l’administration, où un ventilateur à trois pales perd chaque jour son combat contre la moiteur de midi. A sa mort, son mari lui a laissé un héritage que lui envient ses amies : la propriété d’un autocar de la Ktel, à Patras, troisième port du pays. Couvrant tout le territoire, la Ktel n’est pas seulement une société de transport privé : c’est une coopérative, où chaque bus constitue une entreprise, et surtout une sorte de héros national dans la tornade de la crise grecque. La Ktel n’a jamais baissé les salaires – contrairement à presque partout ailleurs – et affiche une santé inaltérable face aux chemins de fer publics, par exemple, avec leur réseau en miettes et un milliard d’euros de pertes par an.

Sur le parking, les chauffeurs blaguent, petit groupe en polo et lunettes d’aviateur. L’un revient de Volos, en Magnésie. « Là-bas, tout a fermé, sauf les tavernes et les supermarchés. » Du côté de Kalamata, dit un autre, on ne trouve plus ni spaghetti ni médicaments, stockés ces dernières semaines au moment des négociations au sujet de la dette à Bruxelles.

Un pays figé

Surtout, plus rien ne bouge, pays figé, notamment dans les villages, chacun reste barricadé chez soi sauf pour les rendez-vous vraiment graves, chez le médecin ou « plus dramatiques, encore, dans une administration », plaisante un chauffeur. Depuis janvier, il a un nouveau bus, un Mercedes, sa marque préférée, et ce changement lui a paru bien plus capital que l’élection au même moment du gouvernement Syriza, coalition de la gauche radicale, rompant avec des décennies où les partis traditionnels, le Pasok (socialiste) et la Nouvelle démocratie (droite), se sont succédé au pouvoir.

Les premières semaines, le chauffeur n’arrivait pas à rentrer chez lui, dormant dans son car neuf, l’appelant « mon bébé ». Il dit qu’ils roulent si vite, tous les deux, que la crise ne réussit pas à les rattraper. On rit sur le parking. Les chauffeurs gagnent 1 300 euros, comme les profs, avant que les salaires de ces derniers ne dégringolent à 900 euros. Ce matin de juillet, alors que la Grèce vient de sauver sa place en Europe contre un nouveau plan de rigueur, la Ktel va, pourtant, perdre un peu de son innocence.

Dans son bureau, sous les portraits datant de 1952 des fondateurs, moustaches et sourcils conquérants, Andrèas Manolopoulos, 80 ans, président de la Ktel-Patras, téléphone. Chacune des 60 régions possède son Ktel, indépendant mais connecté en réseau, les plus riches cotisant pour les plus pauvres. Patras fait partie des gros, 150 cars. La moitié appartient aux chauffeurs, l’autre à des « propriétaires », comme Bessi, la charmante veuve. On vend et on achète entre soi, par cooptation, s’entendant pour que nul ne possède trop de bus, pour maintenir un équilibre. Le président est un actionnaire d’importance : deux bus à Patras, un à Delphes, par amour de la ville.

Une structure solidaire

Dans le hall, un homme harangue les voyageurs : « Vous, les Grecs, vous devez en baver pour votre propre intérêt. » Il a émigré en Allemagne depuis trente-deux ans, sa femme déplace bruyamment leurs paquets pour tenter de couvrir sa voix. « On avait confiance dans la vie, dit une restauratrice qui arrive de l’île de Kefalonia. Tout paraissait à portée de la main, faire des études, se marier, acheter une robe… » Elle-même a renoncé à divorcer : trop cher.

Dans des villages perdus, on va parfois à l’arrêt de la Ktel, rien que pour se rassurer, vérifier que le bus passe encore, seul signe tangible que la Grèce continue d’exister, là-bas derrière la montagne. En cinq ans, la fréquentation des passagers a chuté de « 30 % seulement, commente une guichetière, parce que les gens renoncent davantage à la voiture avec la flambée du prix de l’essence ». Il arrive qu’on offre un ticket aux plus pauvres. Rarement. « Ils ont honte. » La Ktel n’a pas augmenté ses prix, malgré les hausses de la TVA, passée de 8 % à 9 %, puis à 13 %, au fil des renégociations de la dette.

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Le taux de TVA dans chaque pays est d’ailleurs devenu la première question aux étrangers. Une Française rit. Elle ne sait pas. Un bagagiste lui offre une rose. « Profitez-en. Nous non plus, on ne savait pas, avant. » Il porte un collier de perles noires, ses yeux sont d’un bleu étincelant. Tout à l’heure, il retournera pêcher. Des poissons passent de main en main, en photos sur les téléphones portables. Yeux-bleus pense que son travail est le moins important du monde, « il n’y a que les femmes de ménage en dessous de nous », mais il l’aime. Il dit à son fils, qui a 11 ans : « Ce n’est pas mal du tout, tu sais, je te fais rentrer à la Ktel, si tu veux. »

Anastasios Kritikos, bagagiste à la Ktel Patras. Ici, tous les candidats, et notamment les chauffeurs, sont recrutés par les propriétaires

Sur le parking, le bus de 16 h 30 pour Thessalonique démarre : c’est « Schäuble » au volant, un type qu’on a surnommé comme le ministre allemand des finances parce qu’il est le seul à insister pour baisser les salaires, ceux des chauffeurs compris. Le président s’y est opposé, Bessi Dinopoulou aussi et tous les Ktel en chœur. Chaque propriétaire recrute lui-même « son » chauffeur, Bessi a choisi le sien « comme un mari pour sa fille ». Le président Manolopoulos a toujours pensé que la personnalité d’un candidat était capitale.

Pour le tester, on lui fait une blague. Puis on l’amène à la taverne. Si le nouveau ne rit pas ou ne regarde pas dans les yeux, il n’est pas pris. A 10 ans, le président livrait du lait, seul dans une carriole à cheval. La découverte de l’existence des autres a été la révélation de son service militaire. « Ils me donnent de l’énergie. » Le matin, le président aime monter sur la terrasse du Grand Hôtel, près de la gare routière, observer la couleur de la mer. Elle est d’un bleu foncé aujourd’hui, que raye une fine digue blanche, comme un trait de craie en pleins flots, qui mène à l’église des marins. Le pope et le médecin sont déjà installés, l’instituteur aussi, qu’on appelle « professeur » et qui ne s’offre plus son café qu’un jour sur deux.

1 000 euros, le revenu « exceptionnel » des propriétaires

Devant le car pour Kalamata, une jeune fille, ongles verts, cheveux rouges, embrasse son presque fiancé. Elle avait 13 ans au début de la crise, elle n’a rien connu d’autre. Peut-être qu’elle partira à Londres. Le fiancé aussi, diplômé en électronique et ouvrier dans une usine d’aliments pour poulets. Elle travaille dans une crèche, sous financement européen. Le couple a voté « non » au récent référendum, en soutien au gouvernement dans les négociations avec Bruxelles. L’accord qui s’en est suivi est pour eux une énigme. « On connaît la réponse au référendum : 60 % des Grecs ont fait comme nous. Il faut maintenant trouver la question à laquelle on a répondu. »

Dans la gare, un frémissement. Vendredi 17 juillet 2015, la TVA vient encore de bondir de 13 % à 23 %, selon l’accord européen, applicable aussitôt. Cette fois, il va falloir augmenter le prix des billets. Certains propriétaires, dans d’autres Ktel, ont commencé à baisser les salaires. En cinq ans, le revenu du propriétaire d’un bus a déjà chuté de 30 %. Mais il reste exceptionnel, dit le président : un peu plus de 1 000 euros par mois. Dans la cour, le chauffeur demande à son bus : « Tu crois qu’on va tenir encore un peu, mon bébé ? »

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