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Billet de blog 1 mai 2016

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Tchernobyl : un étrange documentaire diffusé par Arte

Le 26 avril 2016, trente ans après l'accident de Tchernobyl, Arte a diffusé Tchernobyl, Fukushima : vivre avec. Avec l’apparence d’un travail d’investigation rigoureux, le message est clair : certes, une terrible catastrophe, mais 30 ans après des experts ont montré aux populations des régions contaminées comment s'adapter à leur environnement. Quels intérêts servent-ils ? Nous le dévoilons ici.

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Tchernobyl : un étrange documentaire diffusé par Arte

Yves Lenoir, auteur de La Comédie atomique (La Découverte, 2016), président de l’association Enfants de Tchernobyl Belarus, 1er mai 2016

Le 26 avril 2016, à l’occasion du trentième anniversaire de la catastrophe de Tchernobyl, Arte a diffusé un étrange documentaire, Tchernobyl, Fukushima : vivre avec, réalisé par le journaliste Olivier Julien. Avec toute l’apparence d’un vrai travail d’investigation, se voulant rigoureux, portant un message très clair : bien sûr, il s’agit d’une terrible catastrophe, mais trente ans après, les meilleurs experts ont montré aux populations des régions contaminées comment s'adapter à leur environnement. D'où viennent ces experts, quels intérêts servent-ils ? Nous le dévoilons ici.

Un précédent qui a fait florès

Le 25 mai 2010, Arte avait diffusé Tchernobyl, une histoire naturelle ?, réalisé par Antoine Barnas et Luc Riolon. Un message sans ambiguïté : la zone interdite de Tchernobyl, que sa radioactivité ambiante élevée avait conduit à évacuer, se révèlerait en fait comme une sorte de paradis terrestre retrouvé où prolifèrent une grande faune sauvage quasi disparue ailleurs, des rongeurs bien vivaces et une nature luxuriante. Certes, la végétation peut montrer des réactions curieuses à l’agression radioactive, mais cela n’enlève rien à sa vitalité et la seule séquelle à déplorer pourrait bien n’être que l’incidence surprenante de cancers chez certaines espèces d’oiseaux migrateurs. Depuis sa diffusion, ce « documentaire » prétendument « scientifique » alimente la rumeur que finalement Dame Nature sait merveilleusement s’adapter aux retombées d’un accident atomique. Ringardisé le ginkgo biloba d’Hiroshima (le seul arbre à avoir survécu aux rayonnements de la bombe) ! Car les retombées de Tchernobyl ont été, dans la zone, plus d’un millier de fois plus denses qu’en leur temps celles d’Hiroshima et Nagasaki. Une bonne raison de craindre pour l’humanité la continuation de l’Âge de l’énergie atomique venait fort opportunément d’être « scientifiquement » réfutée.

Depuis vingt-cinq ans, avec son collègue Tim Mousseau de l’Université de la Caroline du Sud à Columbia, Anders Pape Møller, biologiste à l’Université Paris-Sud Orsay, suit l’évolution de la chaîne de la vie dans la zone interdite de Tchernobyl et aux alentours. Le vendredi 22 avril 2016, il participait à une émission de Science publique sur France Culture, « Catastrophe nucléaire : la nature peut-elle survivre aux radiations ? ». Que nous a-t-il dit à propos de ce film ? Qu’il ne correspond pas à la réalité. Il a expliqué, entre autres, que certaines des scènes animalières avaient été tournées dans une forêt allemande ; que suite à la diffusion du film, les tours operators de Tchernobyl avaient mis au menu de leurs offres une virée dans la nature pour voir les grands animaux ; mais que, las, les clients revenaient si férocement déçus qu’il a fallu aménager un enclos près de l’un des villages évacués, où l’on cantonne quelques pièces de gibier à disposition du regard des visiteurs ! De la « science », oui, celle du cinéma de fiction et de la propagande… Pour bien comprendre en quoi il s’agit d’une « désinformation », on pourra également se reporter au commentaire détaillé de ce film publié par le professeur de médecine Michel Fernex.

Après l’adaptation spontanée de la Nature, celle par persuasion des hommes

Débarrassée de la présence de l’homme, la Nature se serait donc adaptée. Qu’en est-il des populations confrontées à l’existence dans un milieu fortement contaminé ? C’est l’objet du film Tchernobyl, Fukushima : vivre avec. N’y allons pas par quatre chemins : c’est un « embedded documentaire » qui ne s’en cache pas, ce que les téléspectateurs attentifs auront perçu. En effet, son réalisateur, qui le reconnaît par ailleurs, s’en est remis au point de vue, aux indications et aux sources d’un responsable impliqué tant à Tchernobyl qu’à Fukushima, juge et partie s’il en est en l’occurrence. Le côté « potemkine » du document aura cependant certainement échappé à la plupart. C’est pourquoi, sans prétendre à une exhaustivité que seule une contre-enquête sur place permettra d’atteindre, voici quelques éclaircissements sur la carrière de Jacques Lochard – le responsable en question –, sur les options fortes du scénario, sur l’engagement social de quelques « seconds rôles » et sur l’origine de certains documents d’archive retenus pour parsemer l’œuvre. Force m’est d’entrer dans quelques détails. J’essaierai de le faire de telle sorte que celles et ceux qui n’ont pas vu le film soient à même de se rendre compte des procédés auxquels le réalisateur et son principal pourvoyeur de données et de conseils, le dit Jacques Lochard, ont eu recours.

Sans lumières particulières sur les mésaventures des Sami du Sud, cette société d’éleveurs de rennes établie depuis des temps immémoriaux en Norvège et confrontée aux difficultés engendrées par les retombées de Tchernobyl sur son territoire, ce qui suit ne concerne que les deux autres volets du film, à savoir l’adaptation de deux échantillons de populations contraintes de rester dans des lieux contaminés, l’un composé d'habitants de quelques raïons (cantons) très contaminés du Belarus, et l’autre dans un district de la préfecture de Fukushima. Cependant l'Autorité de sûreté norvégienne est associée à l'ensemble des acteurs qui promeuvent les opérations visant à faire prendre en charge par la population les conséquences des désastres radiologiques sans jamais s'interroger sur la légitimité de la poursuite de l'exploitation de l'énergie atomique. Il ne faudrait pas que la séduction du charme et du sourire inoxydable de la porte-parole de cette institution anesthésie l'esprit critique du spectateur !

On remarquera le « cadrage » très serré du document : toutes les personnes filmées, tant au Belarus qu’au Japon, sont des participants en nombre limité des programmes pilotés par Lochard dans ces deux pays. Une minuscule parcelle de la réalité nous est ainsi implicitement présentée comme la situation prévalant dans les vastes espaces contaminés.

Le maître de cérémonie : Jacques Lochard

Jacques Lochard est tacitement présenté comme le chef de file d’une équipe de « Français », venus au secours des populations abandonnées de tous à leur triste sort, dans l’ignorance des choses et la terreur des radiations. Rien n’est dit de l’intrication d’organismes que sa seule présence révèle. On le voit comme un grand-père moustachu bienveillant, évoquant son émotion lorsqu’il aurait perçu la détresse des gens auxquels il aurait alors décidé de consacrer sa science et son dévouement, désintéressé cela va sans dire. Il est intervenu tant à Tchernobyl, en fait une douzaine d’années entre 1996 et 2008, qu’à Fukushima, à partir de 2011, ce qui attesterait d’un engagement dans la continuité au seul service de l’humanité. Et le montage impose de se persuader que sans lui et ses collaborateurs, le malheur dans l’ignorance serait resté le lot de tous ces pauvres gens.

Jacques Lochard, économiste de formation, a été recruté en 1976 par le docteur Henri Jammet, chef du Département de radioprotection du Commissariat à l’énergie atomique (CEA), pour mettre en musique le « principe d’optimisation » que venait d’adopter la Commission internationale de protection radiologique (CIPR, affiliée à l’OMS depuis 1956), une association de droit privé où Jammet exerçait une responsabilité d’autorité depuis 1962. Selon le « principe d’optimisation », la valeur optimale – c’est-à-dire tolérable– de l’exposition aux radiations d’un groupe humain correspond à celle où le coût immédiat d’un surcroît de protection est ultérieurement compensé, des années – voire des dizaines d’années – plus tard, par celui, évité, des soins médicaux nécessités par les maladies radio-induites. On conçoit que des compétences en économie et en mathématique soient nécessaires pour appliquer au cas par cas ce principe (au demeurant très discutable, tant il fait bon marché de la santé des populations, comme je l’explique dans mon livre La Comédie atomique). La résolution des problèmes ainsi posés est hors de l’entendement des biologistes et médecins qui constituaient alors les effectifs de la CIPR et de ses comités spécialisés.

Pour donner une apparence d’indépendance à la prestation de ce service d’évaluation des niveaux « tolérables » de radiations, dont chacun comprend l’utilité stratégique en cas de crise radiologique majeure, le CEA et EDF avaient créé l’année précédente, en 1976, une association paravent loi de 1901, dont ils étaient les seuls membres, baptisée Centre d’étude sur l’évaluation de la protection dans le domaine nucléaire (CEPN) et installée dans l’établissement du CEA de Fontenay-aux-Roses, à deux pas du bureau d’Henri Jammet. D’où l’on déduit que le CEPN est un agent au service des objectifs du CEA et d’EDF… qui sont aussi, du fait de l’imbrication des institutions, ceux de la CIPR et de l’OMS. C’est là que Jacques Lochard va commencer à donner sa mesure, sous le contrôle de son conseil d’administration CEA-EDF.

La carrière de l’homme est exemplaire. À la fin des années 1970, il devient directeur du centre. En 1983, un an après la constitution du « Comité amiante » favorable à la poursuite des usages de cette roche mortifère, le CEPN publie très opportunément une étude maison qui apporte la solution scientifique du problème de l’optimisation de l’exposition des travailleurs aux fibres de ce poison… Après février 1989, suite à la publication des cartes de la contamination de l’URSS par les retombées de Tchernobyl, les personnes qui se découvrent avoir vécu trois ans exposées très au-delà de la limite de dose recommandée par la CIPR demandent à être évacuées. L’OMS envoie alors une mission où l’on distingue le président de la CIPR, l’Argentin Dan Beninson, et le Français Pierre Pellerin, de son Comité 3. Ils sont chargés de persuader tous ces gens d’accepter une dose annuelle tout-à-fait « tolérable » de cinq fois la dite limite. On imagine sans peine que cette population s’est rebiffée, puis résignée par manque de moyens pour évacuer et, enfin, qu’elle a commencé à craindre pour sa santé et, surtout, celle des enfants, qui ne cessait de se dégrader.

En 1996, à l’approche du dixième anniversaire de l’accident, on a pu noter une conjonction de faits certainement pas fortuite. La cause de tous les maux autres que les cancers de la thyroïde survenant dans les zones contaminées est officiellement attribuée à la « radiophobie », concept brumeux désignant le stress psychologique lié à la peur irraisonnée des radiations et ses effets somatiques. En 1993, Lochard a été introduit au Comité 3 alors présidé par Henri Jammet. Il acquiert ainsi une reconnaissance internationale pour son savoir-faire d’optimiseur d’exposition aux toxiques radioactifs et autres. Mais, sans doute parce que la CIPR désirait alors œuvrer en coulisse, c’est avec la casquette CEPN qu’il va concevoir et mener une expérience bon marché visant le maintien des habitants dans les zones contaminées de Tchernobyl : ce sera le programme ETHOS à Olmany de 1996 à 2001. En 1997, juste récompense pour son implication « optimisante », il passe du Comité 3 au bien plus prestigieux Comité 4, celui chargé de l’application des recommandations. En 2009, son zèle au service de l’acceptabilité sociale d’un accident atomique – le programme ETHOS a officiellement prouvé que l’on peut vivre dans un territoire contaminé par la pire catastrophe atomique imaginable – est récompensé : il est coopté dans la Commission principale et prend la présidence du Comité 4. Quatre ans plus tard, dans le contexte de Fukushima il est élevé à la position de vice-président de la CIPR. Le CEA, en la personne de Jacques Lochard, se trouve ainsi avoir un homme à lui à une marche du sommet de la radioprotection mondiale… Pourquoi n’en a-t-on pas informé les téléspectateurs du film Tchernobyl, Fukushima : vivre avec ?

Du passé faisons table rase… mais aussi un usage détourné de ses traces

Le physicien nucléaire Vassily Nesterenko avait été écarté de ses responsabilités au sein du comité central du PC biélorusse le 7 mai 1986 : quelques jours après l’explosion du réacteur n° 4, on lui reprochait de créer la panique avec sa demande d’évacuer les territoires contaminés jusqu’à 100 km de Tchernobyl, alors même que venait d’arriver de l’OMS le rapport de la première réunion d’experts de la CIPR et du Comité scientifique des Nations unies sur les effets des radiations atomiques (UNSCEAR), qui recommandait expressément de ne prendre aucune mesure de protection particulière suite à cette catastrophe.

Lorsque le scandale révélant les mensonges et la mise en danger de centaines de milliers d’habitants exposés fut révélé, en février 1989, tous les responsables administratifs et politiques perdirent la confiance de l’opinion. Nesterenko était le recours et il reçut du gouvernement biélorusse les moyens et la liberté d’action qu’il réclamait depuis trois ans. Il fit fabriquer 300 000 compteurs de radiation précis à distribuer dans toutes les zones contaminées du Belarus. Simultanément, il créa l’Institut de radioprotection indépendant Belrad et 370 centres de contrôle de la radioactivité des aliments, dont un à Olmany avec d’autres dans des cantons alentour. J’évoque ici Olmany, car c’est là qu’au cours de l’année 1996, comme il est dit dans le film d’Arte, Lochard et son équipe débarquèrent. Auparavant, en 1991, Belrad était venu à Olmany pour former des personnes-relais à la protection radiologique. En 1995, Nesterenko avait acquis des fauteuils spectrométriques dits anthropogammamétriques, dotés d’un détecteur ultra-sensible placé dans le dossier avec lequel on peut mesurer la concentration de différents radioéléments présents dans le corps, notamment le césium radioactif, la part dominante des retombées de Tchernobyl. Il put ainsi mesurer plusieurs mois avant l’arrivée « des Français » toute la population d’Olmany. La moyenne enregistrée dans les archives de Belrad était alors de 243 bq/kg, une charge dangereuse, surtout pour les enfants.

Le film évoque-t-il cette intervention précoce de Belrad, avec tous les moyens et compétences requis pour informer, mesurer et instruire les gens sur les précautions à prendre ? Que nenni. Lochard déclare qu’il a découvert une population délaissée en proie à l’inquiétude et soumise au diktat de l’ignorance. Pour faire plus vrai, le film contient une séquence d’une interview d’Anastasia Fedosenko, la radiométriste du village de Krasnoye à 35 km de Tchernobyl, chargée du contrôle des produits alimentaires, notamment les champignons, les baies sauvages, le gibier et les légumes des potagers familiaux. Ses propos tels que conservés au montage donnent à croire qu’elle confirme ceux de Lochard.

Juste après la diffusion du film, nous avons fait téléphoner à Mme Fedosenko pour lui demander ce qu’elle pensait de cette relation des faits. Très en colère après avoir appris les déclarations de Lochard – elle a même proposé d’en témoigner par écrit –, elle a affirmé que Belrad était arrivé à Krasnoye en 1994 et l’avait alors formée et embauchée comme radiométriste. Après le départ de Lochard, elle avait repris le travail pour Belrad et le cahier qu’on la voit feuilleter dans le film est celui où elle note les mesures selon le protocole de Belrad. Elle a rappelé la tristesse qu’elle avait éprouvée à la mort de Vassily Nesterenko fin août 2008 et l’admiration pour le courage qu’il avait montré en survolant pendant une demi-heure le réacteur en feu de Tchernobyl afin de mesurer la radioactivité des endroits où allaient devoir intervenir les liquidateurs.

Nous avons aussi demandé au directeur de Belrad, Alexey Nesterenko, docteur en écologie, le fils de Vassily, l’origine des photos montrant des séances de mesure de la charge corporelle avec les fauteuils ou bien des opérations de contrôle de la nourriture. Il est formel, un bon nombre proviennent de Belrad, ce que le film d'Arte ne mentionne pas. Car Vassily Nesterenko, ignorant le but réel d’ETHOS, à savoir évincer Belrad d’un maximum de territoires, avait fourni toute la collaboration possible à Lochard, ses mesures, des photos, etc. Il avait aussi décrit la méthode mise au point pour combiner information, éducation, contrôle des aliments et des personnes. Et il avait ajouté que Belrad commençait alors à appliquer la prophylaxie de la pectine, un complément alimentaire extrait de fruits qui accélère l’élimination naturelle des métaux lourds et des radioéléments de l’organisme. La pectine est chère et représente aujourd’hui 15 % environ des dépenses de Belrad. ETHOS, optimisation mais aussi satisfaction de ses commanditaires obligent, a récusé ce moyen propre à limiter les effets sanitaires des accidents de contamination. La cabale contre son usage par Belrad a alors commencé.

Ironie de l’histoire : le réalisateur et Lochard n’ont su éviter de semer quelques petits cailloux sur les plates bandes bien tondues du scénario : exemples, ils ont placé une photo où l’on voit un enfant tenir un flacon de pectine (mais ce n’est pas signalé, évidemment) et une séquence où l’indication Belrad-SOSNA (le nom des compteurs fabriqués par Nesterenko au début des années 1990) est parfaitement lisible sur l’instrument qu’Anastasia Fedosenko a dans la main !…

Notons enfin que la vérité sur le rôle d’ETHOS et ses commanditaires n’a rien d’un secret d’État et que le réalisateur du film aurait très facilement pu accéder à cette information, qu’il n’a apparemment pas jugé utile de consulter. On peut notamment renvoyer à un article très explicite publié en 2002 par la CRIIRAD, « Des structures écrans au service du nucléaire ».

Restons-en là. D’autres remarques sont possibles sur cette partie du documentaire d’Arte, mais il faudra auparavant prendre l’avis des intervenants biélorusses. Vu la nature du régime politique du Belarus, tout ne peut pas être écrit : la sécurité de personnes est en jeu.

Rebelote au Japon

On ne change pas une équipe que l’on a déclarée gagnante. Mais au Japon, il ne fallait pas attendre dix ans avant de réagir : il y a une cinquantaine de réacteurs atomiques à redémarrer. Les questions subalternes doivent donc être rapidement réglées, notamment celle de l’accoutumance aux radiations des populations exposées. Aussi, dans le courant de l’été 2011, la CIPR, suivant la politique de communication intensive décidée au début des années 2000, se lance sous son label cette fois dans la réédition de l’opération d’ETHOS, avec une version pensée pour le contexte culturel et social japonais. C’est la même équipe du CEPN (pratique, Lochard a les deux casquettesCEPN-CIPR ) qui dirige la manœuvre. ETHOS doit être comprise comme une opération de communication, une histoire à raconter pour redonner espoir et restaurer l’idée que l’énergie atomique est bonne et les dangers de la radioactivité bien moindres que beaucoup le craignent. Pour cela, il faut simuler une demande sociale. On s’arrange donc pour susciter, ou créer ex nihilo, une association qui apparaîtra comme demanderesse et partenaire dans l’organisation qui va restaurer la sérénité pour le présent et la confiance dans un avenir radieux. Dans la précipitation, le lancement de l’ICRP Dialogue Initiative in Fukushima a lieu fin novembre 2011 avant qu’une telle association n’ait vu le jour…

Ce n’est en effet qu’en février 2012 que Mme Ryoko Ando, que l’on voit réciter sa leçon de la bonne élève élevée en exemple aux yeux du monde dans toutes les séquences du film où elle est utile, apparaît dans l’histoire post-Fukushima en créant l’association ETHOS in Fukushima. Or, bien évidemment aucun Japonais, et surtout pas une citoyenne lambda vivant dans une petite ville de la préfecture de Fukushima, n’avait jamais entendu parler d’ETHOS. Encore aujourd’hui, rares là-bas sont ceux qui savent que ce nom a un lien avec le Belarus et l’accident de Tchernobyl. Cette association est un leurre, l’alibi « demande sociale » pour l’entrée en scène de la CIPR. Manipulation du réel, mise en scène d’une mascarade, comment qualifier autrement la douzaine de séminaires avec les habitants qu’elle a localement animée pendant quatre ans ? Habileté suprême, la CIPR s’efface presque : la communication de l’ICRP Dialogue Initiative in Fukushima a été confiée à ETHOS in Fukushima, comme une appropriation du savoir en accoutumance aux radiations par la société japonaise elle-même.

La Fondation japonaise Chiro avait établi un lien avec Belrad en 1996. Immédiatement après le 11 mars 2011, Alexey Nesterenko et Mme Tatsumi Masako, directrice de l'antenne de Minsk de la fondation, ont décidé de traduire en japonais le manuel de radioprotection rédigé en 2003 par le Directeur adjoint de Belrad, Vladimir Babenko. Le 12 octobre 2011, six semaines avant le premier séminaire de l'ICRP Dialogue Initiative in Fukushima, Vladimir Babenko était l'invité du Japan National Press Club de Tokyo. Au cours d'une conférence de 1h 47' il présenta la version japonaise de son manuel, publiée par Sekai Bunkasha Publisher. Le succès fut immense car le livre s'adresse aux maîtres et maîtresses d'école et aux parents, afin qu'ils prennent connaissance des précautions requises pour protéger les enfants contre l'exposition et la contamination radioactives. Lochard et la CIPR-CEA sont venus après pour tenter de neutraliser toute réaction autonome de la société japonaise. Enfants de Tchernobyl Belarus participe étroitement aux liens entre Belrad et le Japon depuis mars 2011 (1, 2, 3).

La grande absente : l’information sur l’évolution de l’état de santé des enfants

Un séminaire récapitulatif des deux premiers programmes ETHOS à Olmany et dans sa région s’est tenu à Stolyn en 2001. Vassily Nesterenko et le professeur de médecine Michel Fernex, le seul participant indépendant survivant, y assistaient. La présentation du dernier exposé par la pédiatre biélorusse chargé du suivi des enfants avait été sabotée : pas de transparents, ni de rétroprojecteur, ni d'interprète mis à sa disposition. Personne ne pouvait lire les tableaux de chiffres et les graphiques sur les feuilles au format A4 qu’elle brandissait au dessus de sa tête. En fait, comme l’agronome français de l’INRA participant à ETHOS, Henri Ollagnon, le confiait à Michel Fernex : « On a fait un boulot formidable… mais les enfants vont de plus en plus mal. » Michel Fernex est donc allé trouver la pédiatre, qui lui a montré ses observations. Très inquiétantes. Une seule donnée suffit pour illustrer cette évolution : le nombre de maladies infectieuses, avait augmenté de plus de 50 % durant le déroulement du programme. Le rapport de la pédiatre ne figurant pas dans les actes du colloque, Fernex a écrit à Lochard pour en connaître la raison ; réponse : « Mal présenté, incompréhensible. » Quand on veut noyer son chien, on dit qu’il a la rage ; quand on veut occulter une information gênante, on la prétend incompréhensible…

À l’instar des actes du séminaire de Stolyn, dans les territoires biélorusses et japonais « réhabilités » sous la férule de Lochard, on ne parlerait pas de santé. Rien n’est dit à ce propos dans le film d'Arte, à l’exception d’une intervenante qui évoque deux cancers survenus ces dernières années dans la famille d’une personne… mais qui ne pourrait dire de même dans la sienne !

Le mépris pour la vérité historique, le mépris pour les populations que l’on apprivoise aux conditions d’un environnement contaminé par les radioéléments, le mépris pour les personnes dont on manipule le témoignage, et le mépris pour les esprits faibles que l’on exploite sans vergogne. Que ressentir d’autre après avoir visionné ce film ? On aimerait connaître les objectifs que la chaîne de télévision de service public Arte se donnait en sélectionnant ce documentaire pour le diffuser un jour très symbolique, celui du trentième anniversaire du début du désastre de Tchernobyl.

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