Tom Palmer : « Face au populisme, la rationalité des libéraux »

Pour Tom Palmer, les libéraux doivent offrir une alternative rationnellement et émotionnellement satisfaisante au collectivisme et à l’étatisme.

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Tom Palmer by Gage Skidmore(CC BY-SA 2.0)

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Tom Palmer : « Face au populisme, la rationalité des libéraux »

Publié le 20 septembre 2017
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Interview réalisée par Alexis Vintray et Benjamin Guyot.

Contrepoints a eu le privilège de rencontrer Tom Palmer, qui a accepté de répondre à quelques questions.

Tom G. Palmer est le vice-président exécutif des programmes internationaux Atlas Réseau et directeur de l’Université du Cato Institute. Depuis le début des années 1970, Tom G. Palmer a mené sa vie professionnelle selon un seul credo : la liberté est bonne pour tous. Aux États-Unis, il est reconnu comme étant un commentateur incisif de l’actualité du pays et un auteur original en philosophie politique.

Contrepoints : Tout d’abord, définissons notre sujet. Qu’est-ce que le populisme, exactement ?

Tom Palmer : Certains semblent penser que le terme se réfère simplement à des mouvements qui tentent d’être « populaires », mais c’est ce que tous les partis et mouvements politiques qui réussissent tentent de faire. D’autres utilisent le terme pour désigner les « politiques populistes », c’est-à-dire des politiques de redistribution économique ou des lois sur le salaire minimum ; mais cela ne distingue pas suffisamment les mouvements populistes des mouvements non populistes, car les partis non populistes proposent souvent ce type d’interventions et de redistributions.

Ce qui distingue les mouvements et les partis populistes des autres mouvements politiques, c’est leur message : ces mouvements représenteraient la nation authentique, le vrai peuple, alors que les autres sont dominés par les élites, les minorités haïes, les intellectuels, les riches, ou une autre fraction de la population qui ne serait pas le « vrai » peuple.

Ainsi, le populisme est souvent mis en parallèle avec diverses formes de politique des identités ; mais il s’y ajoute le ressentiment et la colère envers les « élites », l’idée aberrante que l’économie politique serait un jeu à somme nulle (dans laquelle on ne peut gagner que lorsque quelqu’un d’autre perd) ; et souvent, un désir ardent d’avoir un leader capable de concentrer la véritable volonté du peuple.

Dans son livre The Populist Persuasion, Michael Kazin définit le populisme comme une sorte de langage « dont les locuteurs conçoivent les gens ordinaires comme un ensemble noble et non borné par la classe, considèrent leurs adversaires de l’élite comme des individus égoïstes et antidémocratiques, et cherchent à mobiliser les premiers contre les seconds ».

De même, Jan-Werner Müller, dans sa récente étude sur le populisme, identifie le trait distinctif du populisme : l’affirmation que « eux, et eux seuls, représentent le peuple », ce que Donald Trump a exprimé très clairement l’an dernier.

Trump a décrété qu’un juge fédéral né en Indiana était Mexicain, et donc non qualifié pour être juge dans une affaire où il était impliqué ; selon cette logique, le juge Gonzalo Curiel, en raison de ses origines, ne peut pas être un vrai Américain. Trump fait beaucoup d’affirmations à connotation populiste, mais l’une d’entre elles était particulièrement limpide. Après une discussion portant sur les soutiens de la course à l’investiture, Trump a déclaré :

La seule chose qui compte, c’est l’unification du peuple, parce que les autres ne comptent pas.

L’idéologie populiste divise les gens en deux catégories : d’un côté, les « vrais » gens ; et en face, les « autres ».

Je crains que cette idéologie ne devienne beaucoup plus importante sur la scène politique américaine. Trump, Le Pen, Kaczynski et d’autres se présentent, ainsi que leurs mouvements, comme des représentants de la « nation authentique » et leurs ennemis sont donc les autres, à traiter comme quantité négligeable, les ennemis de l’intérieur, ceux qui ne sont pas le peuple. Le populisme se caractérise par la division de la population entre ceux qui sont « le peuple » et ceux qui ne le sont pas.

Contrepoints : Pourquoi le populisme a-t-il le vent en poupe, tant aux États-Unis qu’en Europe ? Il y a toujours eu une partie des électeurs en sa faveur, mais pourquoi prend-il aujourd’hui de l’importance ?

D’abord, de bonnes nouvelles. Le populisme semble plafonner en Amérique latine, et il perd du terrain. Un gouvernement populiste retors et violent est toujours au pouvoir au Venezuela, mais il a de moins en moins de soutiens et est certainement loin d’être majoritaire. De plus, à travers des politiques complètement folles, ce gouvernement a créé un désastre comme l’invasion de magasins par des soldats et l’administration du prix de tous les biens par le Président ; et il a attiré l’attention de tout le continent. Les gens ne veulent pas de ça.

Mais pour quelles raisons le populisme a-t-il  augmenté en Europe et aux États-Unis ?  Diverses hypothèses méritent d’être examinées.

L’une des hypothèses est que la tendance assez rapide à la perte du statut social relatif a nourri un ressentiment, les catégories s’identifiant au peuple voyant les autres faire mieux. C’est un sujet qui mérite d’être étudié davantage.

Charles Murray, dans son dernier livre Coming Apart : The State of White America, 1960-2010, documente certaines tendances très inquiétantes de la société américaine, notamment l’émergence d’une forte distinction et séparation des classes, motivées non seulement par le ressentiment des Blancs de la classe inférieure, mais aussi par le mépris de ceux qui sont allés à l’université à l’encontre de ceux qui n’y sont pas allés.

Aux États-Unis, les femmes, les Afro-Américains et d’autres ont vu leur statut s’améliorer considérablement au cours des dernières décennies. Le prédécesseur de Donald Trump a été le premier président américain de couleur, et son adversaire, qui a remporté davantage de votes populaires, était une femme.

Rappelez-vous que, quand on considère les statuts sociaux relatifs, et non absolus, si quelqu’un monte, quelqu’un d’autre doit descendre. Et qui a chuté ? L’électeur blanc sans diplôme universitaire, qui a voté à 67% pour Trump (contre 28% pour Clinton). Ceux qui sont allés à l’université n’ont pas connu une baisse de leur statut social ; le groupe qui a chuté est celui des Blancs n’ayant pas fait d’études supérieures.

J’ai récemment entendu une interview radio relative à Dylann Roof, ce tueur qui a assassiné 9 Afro-Américains bienveillants qui l’avaient accueilli au sein de leur église ; il était obsédé par la haine des Noirs. À la radio, une journaliste afro-américaine a évoqué le décrochage scolaire de Roof en 9ème année (NdT : équivalent de la classe de 3ème en France) et son équivalence de diplôme d’études secondaires obtenue par un test GED (NdT : un parcours similaire en France serait l’obtention d’un DAEU). La journaliste s’est moqué de ses opinions racistes, notant que toute sa famille depuis deux générations avait obtenu un diplôme universitaire. La fracture sociale n’est pas seulement raciale, comme elle l’a indiqué, mais elle se manifeste plus fortement en termes raciaux, comme dans le cas de l’Alt-Right américaine, ouvertement raciste.

Le déclin rapide de leur statut social relatif a provoqué la colère de certains et les a rendus très sensibles aux appels populistes. Ils attribuent leur déchéance à une trahison, par les élites, les minorités ou par une combinaison des deux. La perte de statut semble être l’un des plus puissants déclencheurs de l’autoritarisme, comme ce fut le cas en Allemagne après la Première Guerre mondiale.

On a dit à la population allemande qu’elle avait gagné la guerre à l’Est, mais qu’elle avait été trahie et rabaissée d’une place de grande puissance à celle de nation défaite et coupable. Ce qui s’est passé par la suite a été exceptionnellement terrible. Il n’est pas étonnant qu’une devise comme Make America Great Again puisse plaire à ceux qui sentent qu’ils sont tombés en bas de l’échelle. Il pourrait en être de même en France et en Allemagne.

En tant que libéral classique, j’ai travaillé des années à expliquer que les jeux à somme nulle, où chaque gain est compensé par une perte équivalente, sont très, très rares dans la vie. Beaucoup plus fréquents sont les jeux à somme positive, dans lesquels la somme des gains est positive, comme le libre-échange ; et les jeux à somme négative, dans lesquels la somme des gains est négative, comme le vol, qui inflige généralement aux victimes des pertes beaucoup plus importantes que les gains pour les voleurs. La guerre et la comparaison envieuse sont d’autres exemples importants de jeu à somme négative.

Un grand avantage de l’État de droit et du libre échange est de remplacer les rares jeux à somme nulle et les jeux à somme négative plus courants par des jeux à somme positive, à l’avantage de tous.

Mais il y a un domaine où cette logique libérale n’arrive pas à convaincre : celui du statut social relatif. On se réjouit souvent que divers groupes s’élèvent dans l’échelle sociale, mais il ne faut pas oublier qu’un autre groupe doit se déclasser pour que cela se produise, et ce groupe risque de se sentir lésé.

Les recherches actuelles indiquent que les réactions autoritaires sont déclenchées par des menaces perçues contre l’identité, le statut social et la sécurité physique du groupe. Les deux premiers semblent être présents dans un certain nombre de pays ayant connu des changements sociaux rapides ; et le troisième est alimenté par la couverture médiatique permanente de la violence des islamistes radicaux et, en Europe, de la crise des réfugiés.

Le nombre réel de victimes d’attentats terroristes est moins élevé que durant d’autres périodes, comme les années 1970, mais la couverture médiatique incessante crée un sentiment accru de menace. L’afflux d’étrangers menace également le sentiment d’être chez soi pour de nombreuses personnes. Je dois ajouter que cela semble ne pas avoir été géré de façon très compétente.

J’ajouterais un autre élément, qui est l’intervention très active du Kremlin, alimentée par des milliards d’euros, dans la politique américaine et européenne. Le Kremlin et les cercles qui l’entourent mènent depuis une dizaine d’années une guerre d’information contre les régimes politiques ouverts et libéraux, contre la démocratie constitutionnelle et contre la coopération sociale pacifique en général. Ils cherchent à retrouver leur gloire perdue.

Je me souviens, il y a de cela des années, d’une discussion sur l’URSS avec un avocat américain d’origine russe, orienté par son puissant père vers des études aux États-Unis ; il devenait, à chaque verre, plus volubile dans son mépris de la société libérale et plus élogieux pour son pays. Incrédule, j’ai évoqué le goulag, la pauvreté, le faible niveau de vie, les catastrophiques soins médicaux, etc. Il a répondu : « Oui, il y avait des files d’attente et les gens se plaignaient, mais le monde entier avait peur de nous ! » Cette discussion a été très révélatrice. Le monde entier avait peur d’eux, et cette situation lui manquait, à lui et à beaucoup d’autres.

Le pouvoir actuel exploite cette perte de prestige, le fait de ne plus être craint, et mène une guerre idéologique active contre le libéralisme. Il est dans une logique de jeu à somme nulle, ce qui veut dire qu’il est prêt à commettre des actions qui ne lui apporte rien, pour la seule raison qu’elles nous nuisent.

Le Kremlin considère que nuire aux autres est bon pour lui. C’est la logique de la mentalité du jeu à somme nulle qui se déploie sous nos yeux. Les idéologies populistes, qu’elles soient d’extrême gauche ou d’extrême droite, sont très utiles au Kremlin en tant qu’outils pour saper la démocratie libérale.

Ce qui inclut le financement de partis politiques, de maisons d’édition, de sites web, de mouvements populaires fascistes, etc. Les fonds sont envoyés par divers moyens, y compris les prêts bancaires aux intéressés, l’utilisation des médias Russia Today et Sputnik comme façades, les agences de renseignement russes, etc.

Les fonds sont souvent envoyés par l’intermédiaire d’agences étatiques, mais la fluidité entre l’État et les siloviki (NdT : Les siloviki sont ceux qui détiennent la force publique en Russie, c’est-à-dire les responsables des ministères et des services chargés de la défense et de la protection de l’ordre public.) dans la Russie contemporaine signifie que les limites ne sont pas aussi claires qu’elles le seraient en Europe.

Des milliardaires proches du Kremlin s’occupent également du financement des mouvements populistes, néonazis et fascistes.

En plus de ces efforts, le Kremlin dispose d’une armée de guerriers de l’information qui gèrent des milliers et des milliers de comptes Twitter dont beaucoup sont contrôlés par ordinateur, des comptes Facebook, etc. Ils produisent tous de la désinformation anti-libérale à une échelle vraiment massive.

Récemment, les chercheurs ont noté un grand nombre de comptes Twitter (63 099 pour être précis) avec des noms d’utilisateur se terminant par 8 chiffres aléatoires, et qui tweetent entre 8h et 20h, heure de Moscou, à propos de l’Ukraine, du Brexit, de Trump, de la crise des migrants, de la Crimée, de l’UKIP, et d’autres sujets favoris du Kremlin. Quel intérêt, pourrait-on se demander.

Contrepoints : Nous allons donc progressivement vers deux pays séparés à l’intérieur des mêmes frontières.

Les uns, pour qui tout va plutôt bien, vivent dans les principaux centre-villes, ont voté pour Clinton, et ont passé une partie importante de la campagne à se demander dans quelle salle de bains les transgenres devraient aller.

Et les autres qui vivent dans le reste du pays, qui ont voté Trump, pour qui ce genre de question n’a rien à voir avec leur vie, et qui s’inquiètent davantage du chômage, de la bureaucratie, de la criminalité, des overdoses de drogue, entre autres.

L’élection de Trump est-elle due à sa perspicacité sur les problèmes auxquels ces derniers sont confrontés ? Les solutions qu’il propose n’aggraveraient-elles pas les choses pour la plupart d’entre elles ?

C’est certainement une partie du problème. Il existe un fossé rural/urbain majeur dans de nombreux pays, et pas seulement aux États-Unis, et il s’est accentué ces derniers temps. Aux États-Unis, le gouvernement fédéral sous Obama a fait preuve d’une très grande démesure, à mon avis, en exigeant que tous les établissements scolaires du pays aient la même politique concernant les toilettes à destination des élèves transgenres.

Cela a été perçu comme une obligation d’appliquer des valeurs urbaines aux habitants des campagnes d’une grande partie de l’Amérique rurale. Ce n’est pas qu’ils soient tous arriérés et transphobes ou avec un esprit étriqué, même si les grands médias les dépeignent ainsi, et, franchement, ils en sont offensés.

À propos des États-Unis, il est important de se rappeler à quel point les élections de l’année dernière ont été serrées. Si 79 646 personnes dans trois États, le Michigan, la Pennsylvanie et le Wisconsin, n’avaient pas voté, ou si plus de la moitié d’entre elles avaient voté pour Clinton, cette dernière serait présidente et les gens parleraient de la défaite décisive du trumpisme.

Cela s’est joué à si peu de choses que de nombreux points peuvent expliquer la défaite de Clinton, notamment Clinton elle-même, car elle était une candidate repoussante pour de nombreuses personnes.

Insulter ouvertement ceux qui soutenaient Trump ne l’a pas aidé ; dire que la moitié est désespérée et dans une impasse, et que l’autre moitié est lamentable n’est pas une très bonne façon de tendre la main et d’encourager les partisans hésitants de Trump à vous soutenir.

Et, bien sûr, elle a été mal vue par beaucoup en raison de son arrogance, de son empressement à faire la guerre et de l’incroyable corruption de la collecte de fonds de la Fondation Clinton, qui avait pour but d’acheter un accès à la secrétaire d’État et au futur président. Sans surprise, le financement s’est tari dès l’annonce des résultats des élections.

Je ne vois donc pas la victoire de Trump comme le signe d’un grand revirement de l’électorat. Cela dit, l’impact est énorme. Trump met l’accent sur les divisions en Amérique et les amplifie, et il encourage de nombreuses tendances inquiétantes, pas seulement en politique économique, où il est un mercantiliste vraiment primaire et sans esprit qui ne comprend pas la relation entre le déficit de la balance courante, qu’il déplore, et l’excédent du compte de capitaux, dont il se félicite.

Et, bien sûr, il y a sa conduite incohérente, impulsive et très personnelle en politique étrangère, ce qui est assez dangereux. Sur la scène politique, sa victoire accentue les divisions sociales et politiques et crée un terrain d’affrontement très fort « nous contre eux » qui n’est pas de bon augure pour une société pacifique et libre.

Contrepoints : Cette division dans nos pays n’est pas seulement géographique, mais aussi personnelle. Dans leur vie de tous les jours, les gens rencontrent de moins en moins d’autres personnes avec lesquelles ils ne sont pas d’accord, ni dans leur quartier, ni dans leurs bulles sur les réseaux sociaux.

La démocratie est-elle encore possible si l’on considère une partie de ses concitoyens non pas comme des partenaires légitimes dans une conversation, mais comme des étrangers à part entière ?

Je considère que c’est un défi majeur et je ne suis pas du tout certain de savoir quelles sont les réponses les meilleures ou les plus appropriées. Je suis tout à fait ouvert aux suggestions et à la recherche sur la façon d’encourager le débat public civilisé. Dénigrer les partisans de Trump, les considérer comme des ploucs vivant dans des campings, n’aide pas les Américains à pouvoir vivre ensemble. Et les Trumpistes que je rencontre sur Facebook et parfois en personne, refusent de lire toute information, analyse ou idée du New York Times, du Washington Post ou du Wall Street Journal, car ils considèrent que ce sont des fake news.

Une société libre exige un certain degré de tolérance et une certaine volonté d’écouter les autres sans les exclure comme s’ils étaient des crétins ignorants ou des élites déconnectées.

Contrepoints : Que pouvons-nous faire, nous les libéraux ? Comment pouvons-nous nous intégrer, ou sortir de la fausse dichotomie entre ce que David Goodhart nomme « le progressisme de n’importe où » et « le populisme de quelque part » ?

Comment pouvons-nous empêcher que le débat ne soit dévoyé et détourné de la vraie question, à savoir la liberté ? Comment pouvons-nous avancer nos idées dans une telle confusion ?

C’est l’une des questions les plus importantes que nous, en tant que libéraux, pouvons poser. Je pense qu’il faut se tourner vers la psychologie empirique contemporaine pour trouver des idées. Le livre de Jonathan Haidt, The Righteous Mind: Why Good People Are Divided by Religion and Politics, montre, je pense avec brio, que David Hume voyait juste, que la raison seule ne fait pas bouger la volonté, mais qu’elle « est et ne devrait être que l’esclave des passions », c’est-à-dire que nous répondons émotionnellement ou passionnément et que nous utilisons ensuite la raison pour rationaliser nos conclusions générées sans raisonnement. Les expériences de Haidt le démontrent assez clairement.

Or il s’avère que les libéraux sont, plus que tout autres, des champions de la rationalité en termes politiques et moraux. Nous avons, plus que d’autres, tendance à raisonner pour tirer des conclusions, mais nous devons comprendre que la plupart des autres ne le font pas.

D’après Haidt, chacun de nous possède un ensemble de fondements moraux qu’il assimile à des papilles gustatives morales. Les conservateurs et les réactionnaires réagissent immédiatement, que ce soit de façon négative ou positive, à des affirmations concernant l’autorité, la tradition, la sacralité et la loyauté ; tandis que les gauchistes ont tendance à réagir plus fortement aux affirmations concernant la compassion et le tort fait à autrui, l’équité et la solidarité/loyauté.

Comment pouvons-nous faire appel à la raison que nous partageons tous, domaine où les libéraux tendent à être les plus forts, sans déclencher un rejet immédiat parce que nous avons déclenché un rejet émotionnel basé sur l’un des fondements moraux identifiés par Haidt ?

Je crois que c’est le regretté Aaron Wildavsky, qui a enseigné les sciences politiques à l’Université de Californie à Berkeley, qui a déclaré : « Les gens tiennent compte de ce que vous pensez quand ils pensent que vous les prenez en considération. »

C’est un bon conseil aux libéraux classiques, qui sont parfois accusés, par exemple en Allemagne, d’être socialement « froids », précisément parce que nous proposons immédiatement des arguments rationnels, comme le fait qu’une politique aura des incitations perverses et donc des effets involontaires, sans écouter les préférences morales des autres.

Si vous avancez vos raisons sans montrer aussi que vous vous souciez d’autrui, que vous respectez la tradition, etc., les gens ne tiendront pas compte de ce que vous pensez.

Nous devons donc être attentifs aux réactions émotionnelles des gens, afin de leur montrer la rationalité ou l’irrationalité, la désirabilité ou l’inopportunité de telle ou telle politique.

D’un autre côté, pour ce qui est des mouvements collectivistes dangereusement radicaux, je pense que nous devrions regarder ce qu’ils offrent aux nouvelles recrues. Ils proposent une identité accessible, non pas en faisant des choses, mais simplement en étant membre d’un groupe. C’est le même principe que celui utilisé par les gangs de rue et les organisations criminelles pour recruter et retenir leurs membres.

Eh bien, nous devons démontrer aux jeunes hommes et aux jeunes femmes (soyons honnêtes, ce sont principalement des jeunes hommes) qui peuvent être attirés par des mouvements collectivistes violents, qu’ils rejoignent d’absurdes et ridicules clubs de ratés. Ce qu’ils craignent le plus, c’est qu’on se moque d’eux.

Les national-socialistes de l’Alt-Right qui ont récemment défilé à Charlottesville, en Virginie, avec leurs Torches étaient absurdes et risibles. Ils méritent tellement qu’on se moque d’eux. Il est peu probable que cela persuade ceux qui manifestaient de changer d’avis, mais cela peut en dissuader de nombreux autres de se joindre à eux.

Thomas Hobbes avait tort de dire que la motivation la plus puissante était « la peur continuelle et le danger d’une mort violente ». Pour la plupart des jeunes hommes, c’est la peur d’être ridiculisés. C’est beaucoup plus puissant.

Dans le même temps, il faut réexaminer les fondements intellectuels plus profonds du collectivisme. À gauche, on a assisté à la résurgence d’un nouveau type de politique identitaire, d’une politique de victimisation et, sans surprise, elle a donné lieu à la réapparition d’idées identitaires à droite.

Le politiquement correct s’est fortement inspiré de Herbert Marcuse, un marxiste heideggérien qui a eu une influence énorme. Dans son essai de 1965 sur la Tolérance répressive, il donne le ton de ce que l’on a appelé plus tard le « politiquement correct ». Marcuse y énonce que la « libération » exigerait « la révocation du credo libéral de la discussion libre entre égaux » et « même l’intolérance envers les idées, les opinions et les paroles ».

Cette intolérance a enragé et nourri ceux qui ont des opinions plus traditionnelles et les a poussés à se lancer résolument dans la politique. L’idéologie de gauche est quelque chose que nous connaissons bien, mais depuis l’effondrement de l’URSS, nous ne l’avions pas vue aussi organisée qu’actuellement. Ce qui est remarquable, c’est la réapparition à l’extrême droite d’idées collectivistes que beaucoup d’entre nous croyaient vaincues en 1945.

Tant l’extrême gauche que l’extrême droite ont intégré dans leurs idéologies la pensée postmoderne la plus extrême. Les extrémistes post-modernistes insistent sur le fait que toutes les formes sociales sont des constructions sociales et ils en déduisent qu’elles sont donc des produits de la volonté. Cette volonté est inévitablement une volonté collective.

Et quand la volonté est évoquée, explicitement ou implicitement, ce n’est plus la volonté de telle ou telle personne, mais la volonté de pouvoir d’une collectivité, que ce soit une race, une classe ou une nation, qui produit à la fois les formes sociales et l’identité des membres de ces « touts » sociaux.

À ce titre, les individus sont vus comme des épiphénomènes, comme de la simple mousse à la surface de quelque chose de plus profond, manquant totalement de réalité, et donc au final, superflus.

Ces idées ont été à la source des collectivismes rivaux du XXe siècle. Aujourd’hui, l’extrême gauche et l’extrême droite puisent dans des sources intellectuelles communes, profondément associées à l’idéologie progressiste anti-libérale dans sa forme la plus extrême, le national-socialisme.

Les forces motrices de l’extrême gauche et de l’extrême droite sont souvent les idées de Carl Schmitt et de Martin Heidegger, qui étaient tous deux des ennemis avoués du libéralisme et qui ont tous deux inspiré des formes d’illibéralisme de toutes sortes, y compris l’islamisme radical (les architectes intellectuels de la République islamique d’Iran se reconnaissaient comme Heideggériens), le politiquement correct de gauche, et les mouvements néo-nazis, Alt-Right et identitaires.

Parce que ces attaques contre la liberté individuelle, la tolérance et la primauté du droit ont des racines métaphysiques très profondes, la réponse doit être à la fois métaphysique et politique.

Sur le plan philosophique, la primauté ontologique, la valeur de l’être humain distinct et individualisé, pour reprendre l’expression de Thomas d’Aquin, doit être réaffirmée, tant sur le plan moral qu’au niveau plus profond de l’ontologie. Les identités de groupe ne sont pas premières, mais dérivées. C’est l’être humain individuel qui vit, souffre, ressent et meurt, et non le groupe.

Les groupes sont réels, certes, mais ils ne sont pas équivalents aux personnes qui les composent, car ils sont composés d’individus et de relations complexes entre eux. Une forêt n’est pas un arbre très grand ; un bâtiment n’est pas une brique énorme ; une société ou une nation n’est pas une unique grande personne. Et cette société ou cette nation n’est pas « plus réelle » que les individus qui la composent, chacun d’entre eux ayant une identité unique.

Le défi doit également être relevé politiquement. Cela signifie utiliser les moyens classiques du discours politique et de la mobilisation pour rencontrer et contrer les mouvements anti-libéraux.

Les libéraux doivent donc offrir une alternative rationnellement et émotionnellement satisfaisante au collectivisme et à l’étatisme. Nous devons nous abreuver aux puits de la philosophie et de la psychologie pour préserver et étendre un ordre juridique et politique qui donne sa place à toutes sortes de bases morales, et toutes sortes de conceptions de la vie. Nous devons aider les gens à vivre ensemble pacifiquement.

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  • Quel article! Merci

  • Très bon article. Vous faîtes bien de mentionner la participation active du Kremlin dans la politique des États européen, à travers le financement de partis populistes et de médias de désinformation. Les gens doivent savoir que Sputniknews et Russiatoday sont avant tout des armes de propagande pro-russe.

    • Bah, ce sont des armes qu’il serait aisé de neutraliser en aiguisant le sens critique des citoyens. Ce sont plutôt ceux qui refusent ce moyen de résistance par la responsabilisation individuelle et vont vous proposer de la contre-propagande dont il faut s’inquiéter.

  • Flagrant délit d’exercice illégal de Thomas d’Aquin. Vous ouvrez un pot d’olives, la première est pourrie mais vous la mangez quand même, puis la deuxième encore pourrie, puis la troisième tout aussi infecte. Allez vous finir le pot dans l’espoir d’en trouver une bonne ? Peut-être devez-vous changer votre définition du goût ? Votre fille en a mangé et elle est morte, mais êtes vous certain que ce n’était pas votre fille qui, sachant qu’elle était allergique, en a pris quand même ?

    Pourquoi refuser d’admettre que le problème c’est le pot d’olives, qu’il est préférable que les olives soient bonnes, et pas une sur cent, toutes ! Le problème du populisme ne passe pas par la reprogrammation des électeurs, mais par la prise en compte de la réalité, en l’occurrence des olives empoisonnées.

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Auteur : Catherine de Vries, Professor of Political Science, Fellow and member of the Management Council of the Institute for European Policymaking, Bocconi University

 

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