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Numérique

Halte à l’obsolescence ! Les vieux ordinateurs reprennent vie avec le système Emmabuntüs

L’obsolescence programmée n’est pas une fatalité. Telles est la conviction du collectif Emmabuntüs, qui remet en état de vieux ordinateurs destinés à la casse et les dote d’une distribution libre et facile d’utilisation au bénéfice des plus modestes. Très active dans les communautés Emmaüs, l’équipe envoie des machine jusqu’en Afrique. Mais l’un de ses militants actifs, d’origine guinéenne, est aujourd’hui menacé d’expulsion.

-  Paris, reportage

Ce jeudi 26 mai au soir, la concentration est intense dans le local du Parti communiste français du IVe arrondissement de Paris. Patrick introduit un CD d’installation d’Emmabuntüs dans l’unité centrale d’un ordinateur sous le regard d’Évelyne, Daniel, Michel et Patrick, élus et militants au PCF embarqué dans cette « install-party ». « Nous allons d’abord vérifier que tout fonctionne et qu’il y a bien compatibilité matérielle avant d’installer la distribution [un ensemble de logiciels cohérent et prêt à l’installation, NDLR] » explique-t-il. « Pas trop vite, vous êtes avec des faibles », sourit Daniel. « Des seniors ! », renchérit Évelyne en rigolant.

Emmabuntüs est une distribution Linux dérivée d’Ubuntu. Elle est libre, c’est-à-dire que ses utilisateurs ont le droit de l’utiliser, de la modifier et de la partager librement – contrairement aux distributions propriétaires comme Windows, de Microsoft, qui sont payantes et ne peuvent pas être rectifiées par les particuliers.

Patrick, fondateur du collectif, avec un CD d’installation d’Emmabuntüs.

Patrick, ingénieur en électronique, a imaginé Emmabuntüs en 2010, alors qu’il faisait du bénévolat pour Emmaüs à Neuilly-Plaisance (Seine-Saint-Denis). « Je reconditionnais des ordinateurs donnés par des particuliers et des entreprises, pour qu’ils soient revendus dans la boutique Emmaüs, raconte-t-il. Toutes les machines tournaient sous Windows XP, mais nous ne voulions pas racheter la licence. Comme je m’étais mis à utiliser Ubuntu un an plus tôt, j’ai décidé de l’installer sur ces ordinateurs avec quelques logiciels supplémentaires. »

Le bénévole a plusieurs idées en tête : limiter le gaspillage et l’obsolescence programmée - cette nouvelle distribution, légère, permet de réemployer de vieux ordinateurs pas assez puissants pour supporter les dernières versions des systèmes d’exploitation propriétaires ; lutter contre la fracture numérique, grâce à des machines d’occasion vendues une cinquantaine d’euros ; et promouvoir les logiciels libres, exemples réjouissants de biens communs...

Patrick crée le collectif Emmabuntüs en mars 2011 à l’occasion du lancement de la première version. Il compte alors cinq personnes, « quasiment tous des ingénieurs ». Le groupe renforce son partenariat avec Emmaüs en multipliant les opérations de reconditionnement et de vente au bénéfice de l’association fondée par l’Abbé Pierre.

Jack, retraité des métiers de la pub et de communication et membre du collectif depuis 2013, participe activement à l’animation du réseau en Île-de-France. « Je me souviens d’une vente à Emmaüs, rue Serpollet dans le XXe arrondissement de Paris. Une dame en recherche d’emploi est venue me trouver parce que son PC sous Windows l’avait lâchée. Je lui ai proposé un ordinateur à 50 euros équipé d’Emmabuntüs. Elle ne connaissait pas, ça l’a paniquée ! » Le bénévole l’accompagne chez elle, lui montre quel traitement de texte utiliser pour rédiger son CV et l’aide à installer les pilotes de son imprimante. « Elle est revenue me voir, ravie, pour me dire qu’elle l’utilisait très facilement et que son fils et son mari s’y étaient mis aussi. Cette relation avec le public est très riche. Et le logiciel libre permet de faire des installations sur-mesure ! »

« Emmabuntüs n’est pas une distribution au rabais »

C’est cet aspect qui a séduit Marise, thésarde en sciences sociales et fondatrice d’une société d’histoire, membre du collectif Emmabuntüs depuis avril 2011. « Quand j’ai découvert cette distribution, je me suis dit que c’était tout à fait ce que je cherchais. J’ai demandé à Patrick d’en développer une version destinée aux enseignants et aux chercheurs en sciences sociales. » Cette historienne passionnée a ainsi contribué à enrichir la distribution : « J’ai encouragé l’installation de Systran, un traducteur libre de très bonne qualité conseillé par les linguistes, que j’utilise pour mon travail ! » Pour Jack, il est important de rappeler qu’« Emmabuntüs n’est pas une distribution au rabais, réservée aux pauvres. Elle est simple et complète, chacun y trouve son compte : les enfants, les débutants mais aussi les profs et les graphistes. »

Hélène, qui a rejoint le collectif en 2012, apprécie le côté réemploi. « J’essayais déjà de réparer les objets par moi-même. Avec Emmabuntüs, on ouvre les machines, on répare les pièces. J’aime cette idée de faire durer le matériel le plus possible ! Le fait d’appartenir à un collectif où les niveaux sont très différents permet de partager les expériences et de développer ses compétences. » « On a redonné ses lettres de noblesse au métier de biffin, cette personne qui ramasse des déchets, les restaure et les revend, se réjouit Jack. On prend des ordinateurs que Windows considère comme obsolètes, on les reconditionne grâce aux logiciels libres et on leur rend toute leur utilité. » Seules les machines ayant un microprocesseur antérieur au Pentium 4, c’est-à-dire datant d’avant 2000, résistent à cette distribution « low tech ».

Marise et Jack, deux membres du collectif Emmabuntüs, avec Patrick (appuyé au mur), du PCF.

Rapidement, le projet séduit et la communauté d’utilisateurs d’Emmabuntüs s’élargit au gré des déplacements et des rencontres. « J’ai sollicité Montpel’Libre pendant mes vacances, qui depuis utilise Emmabuntüs pour son partenariat avec la communauté Emmaüs de Saint-Aunès, indique Patrick. J’ai aussi rencontré Yves, 72 ans, un ancien militaire qui faisait du reconditionnement à Perpignan. Il a continué à promouvoir Emmabuntüs après son déménagement autour de Dijon. »

Aujourd’hui, les communautés les plus actives sont Emmaüs Montpellier, Villers-les-Pots dans le secteur de Dijon et TriRA qui possède plusieurs boutiques à Lyon. Emmabuntüs se diffuse aussi tranquillement via Internet, puisque n’importe qui peut télécharger la distribution pour l’installer sur sa machine. « Depuis sa création, nous en sommes à 250.000 téléchargements », dit Patrick.

Quatre salles équipées au nord du Togo

Emmabuntüs a même connu un développement inattendu en Afrique. En août 2012, Patrick rencontre le fondateur de Jerry, « le Do-It-Yourself serveur », un mouvement qui fabrique des ordinateurs à l’aide de bidons et de matériaux de récupération et met les plans en ligne pour que quiconque puisse se lancer dans cette réalisation de façon autonome. « Il nous a ouvert les portes du continent africain et nous a permis de nous diffuser en Côte-d’Ivoire », apprécie Patrick.

David, un membre d’Emmabuntüs parti monter un fablab au Cameroun, a mis le collectif en relation avec l’association YovoTogo, investie dans un centre pour enfants handicapés et qui participe à l’installation de salles informatiques au nord du Togo. « J’ai d’abord envoyé deux-trois CD d’installation d’Emmabuntüs à mon correspondant au Togo, raconte Claude Féré, fondateur de YovoTogo. Puis le collectif m’a fourni 44 ordinateurs et une quarantaine d’écrans. On a pu monter quatre salles informatiques équipées d’ordinateurs sous Emmabuntüs ! Nous avons encore 100 ordinateurs à envoyer. A la fin de l’année, nous espérons arriver à sept salles informatiques dans le nord-Togo. »

Daniel et Michel, débutants attentifs aux explications de Patrick.

Pour M. Féré, cette distribution sobre en ressources est une aubaine. « Quand je suis arrivé là-bas, la moitié des élèves n’avait jamais touché à un ordinateur. Avec un Smic à 60 euros – dans le meilleur des cas où la personne est salariée, car un grand nombre de Togolais pratiquent encore l’agriculture vivrière – peu de gens ont les moyens d’acheter un ordinateur neuf, observe le fondateur de YovoTogo. Les licences propriétaires sont trop chères. Comme les connexions sont peu fiables, les ordinateurs sous Windows sont rapidement infestés, alors qu’Emmabuntüs résiste aux virus ! Sans parler de la logithèque riche de nombreux jeux éducatifs, téléchargeables gratuitement. » La recette fonctionne : 80 % des abonnés à la page Facebook d’Emmabuntüs sont africains. Le collectif exige seulement que l’acheminement en Afrique soit pris en charge par les associations et que les machines « soient utilisées avec des logiciels libres et servent à la formation, pas au marché noir », précise Patrick.

Au siège du PCF, Patrick poursuit sa démonstration, en insistant sur la facilité de la prise en main. Michel, le doyen de la séance, est agréablement surpris par l’outil loupe inclus dans la distribution : « Savez-vous combien coûte une loupe électronique ? Au moins 4.500 euros ! » « Tu vas pouvoir nous reverser une partie de la somme en récompense de cette bonne idée, rebondit en riant le fondateur d’Emmabuntüs. On accepte les dons ! »


CELLOU DIALLO, CHAMPION DU LOGICIEL LIBRE A MONTPELLIER, EST MENACE D’EXPULSION

Cellou Diallo, acteur guinéen du logiciel libre, est menacé de quitter le territoire français.

Branle-bas de combat à Emmabuntüs et dans la communauté des « libristes » montpelliérains. Leur ami guinéen Cellou Diallo, très actif dans la promotion des logiciels libres, a été traduit jeudi 26 mai devant le tribunal administratif de Montpellier. Actuellement détenu au centre de rétention administrative de Sète, il fait l’objet d’une obligation de quitter le territoire français (OQTF) et risque d’être embarqué dans le prochain vol pour la Guinée.

Arrivé en France en 2011 pour un stage à l’Ifremer de Sète, ce géomaticien de 36 ans se consacre d’abord à Voiles de Neptunes, une association d’éducation à l’environnement dédiée au milieu marin. Il rejoint le mouvement de cartographie libre Open Street Map en 2012 et participe à de nombreuses « carto-parties » sur l’accessibilité des magasins montpelliérains. Lors de ces sorties, il visite les magasins, identifie ceux qui sont accueillants pour les personnes à mobilité réduite et les indique sur les cartes d’Open Street Map. « Après trois ans de travail, nous avons recensé et cartographié les lieux accessibles sur 90 % du territoire », raconte-t-il fièrement à Reporterre, dans le brouhaha du centre de rétention, grâce au téléphone fourni par ses amis, . Au plus fort de l’épidémie d’Ebola, il avait cartographié les zones infectées, les infrastructures et les lieux de soins de sa Guinée natale, pour faciliter le travail des médecins humanitaires.

Le libriste s’investit aussi dans la communauté du système de gestion de contenus libre Drupal, et crée avec un ami le système de construction d’applications web Symfony. Il prend part au collectif Emmabuntüs en s’impliquant dans le reconditionnement et la vente dans la communauté Emmaüs de Montpellier. « Il est très impliqué, très compétent », admire son ami Pascal Arnoux, de Montpel’Libre.

Retourner en Guinée ? « J’étais militant dans l’opposition, je crains pour ma sécurité si je rentre, souffle M. Diallo. Et puis ce serait tellement dommage de tout quitter comme ça... » Sans compter que ses proches sont désormais en France. « Sa mère est décédée il y a longtemps, son père et sa sœur ont succombé à l’épidémie d’Ebola », indique son avocate, Me Sophie Mazas.

Une vingtaine de proches, libristes, entrepreneurs du numérique et élus, ont assisté à l’audience. Ils ont immédiatement créé un comité de soutien et lancé une pétition réclamant son maintien en France. « On le soutient par téléphone, on va le voir à Sète. L’idée est de faire appel et de se cotiser pour payer son avocate. On espère qu’il soit mis en liberté surveillée », explique M. Arnoux. Mais Me Mazas est pessimiste : « M. Diallo est quelqu’un de profondément engagé, citoyen. La mobilisation autour de lui est réelle. Malheureusement, être quelqu’un de bien de suffit pas pour obtenir un titre de séjour. A la préfecture, les dossiers sont traités à la chaîne. Tous les recours du droit ont été épuisés, nous espérons maintenant que le préfet fera preuve d’humanité et tiendra compte de sa situation. »

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