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Les managers agiles aptes à affronter le chaos

Comment travailler en milieu fortement instable ? Pour le chercheur Fabrice Cavarretta, loin de se cantonner aux sciences dures, la théorie du chaos s'impose comme un guide idéal pour saisir les mutations managériales en cours.

Comment la dualité ordre et chaos a-t- elle été prise en compte dans la pratique managériale ?

FABRICE CAVARRETTA : Le management s’est construit sur le besoin de vaincre le désordre, avec une réponse fondatrice fournie par la méthode, dite scientifique, de Taylor. Même si l’usine de Charlie Chaplin nous paraît loin, cette logique est restée jusqu’à récemment le fondement doctrinal. Le manager utilise des ressources bien identifiées – du capital, des hommes, des matières premières – pour atteindre une profitabilité maximale. L’apogée de cette logique est réalisée au milieu du xxe siècle et se décline à chaque niveau de la pratique managériale : l’individu est vu comme contrôlable par la punition et la récompense tandis que l’entreprise, et même l’économie, semble l’être par des outils d’analyse.

Pourquoi sommes-nous sortis du modèle taylorien ?

F. C. :  Ce management scientifique a très bien fonctionné pendant pratiquement un siècle.

Néanmoins, progressivement, le doute s’est instauré. Dans les années 1930, les chercheurs de Harvard Business School découvrent durant les expériences de Hawthorne que la performance des individus dépend peu de la punition/récompense, et étonnamment plus de la considération et de l’autonomie qu’on donne leur donne. Il devient donc difficile de planifier la performance d’un individu, qui semble émerger d’un système social et psychologique. Le leadership perd ici de sa prédictibilité.

En stratégie, dans les années 1970, Henry Mintzberg critique fortement l’interprétation que fait le BCG de l’entrée de Honda dans le marché nord-américain. Il démontre que leur succès ne pouvait pas être prédit a priori, qu’il a de facto été émergent. C’est-à-dire qu’il découle de l’interaction d’un certain nombre de forces que le management ne pouvait ni maîtriser ni anticiper, tout au plus pouvait-il en préparer les conditions.

En 2000, une chercheuse américaine, Saras Sarasvathy, porte un regard similaire sur l’entrepreneuriat. Elle démontre que contrairement à la manière dont on l’imagine, les vrais entrepreneurs utilisent peu de business plan et autres outils de planification. Le fait que l’on assimile entrepreneuriat à business plan semblerait être une erreur d’observation : les milieux managériaux et leurs lieux de formation étant tellement imprégnés de logiques taylorienne et prédictive, qu’ils les plaquent sur le phénomène d’entrepreneuriat, alors qu’il ne s’y prête pas du tout !

Ces questions sont aussi soulevées car, vers la fin du xxe siècle, les entreprises se mettent à réclamer à leurs managers une capacité à penser de manière non prédictive, « out of the box ». Mais, personne ne sait trop dans le fond ce que cela peut bien vouloir dire dans la pratique, car si le manager n’est pas là pour « mettre de l’ordre », à quoi sert-il ?

Une des difficultés à cette étape est que le désordre reflète alors juste l’opposition à l’ordre. Le monde des affaires est bloqué dans une dualité toxique. Heureusement, la théorie de la complexité suggère qu’il existe une zone intermédiaire, la frontière du chaos, où se déroulent les phénomènes intéressants de type émergeants. Toute la question est alors : comment le manager peut-il agir s’il ne semble pas pouvoir mettre de l’ordre dans le futur ?

Cet article est paru dans la revue 12 de L’ADN :  Ordre et Chaos. A commander ici.


 

Existe-t-il donc des outils qui dépassent cette logique désordre-ordre ?

F. C. : Ce n’est que récemment que l’on va enfin conceptualiser des pratiques managériales se focalisant sur l’émergence, à cette frontière entre l’ordre et le désordre. Chacune des disciplines, leadership, entrepreneuriat, stratégie, économie, ont a en effet progressivement incorporé des logiques non prédictives.

Au niveau individuel, l’école de relations humaines a progressivement conceptualisé le leader au-delà de son pouvoir formel ou technique. Cet individu n’est plus supposé être le meilleur dans son domaine, mais celui ou celle qui réussit à s’effacer pour permettre à ses collaborateurs de donner leur meilleur. Tout en orientant l’action, le leader doit avoir la force psychologique d’accepter les choix, et donc les erreurs, les échecs de ses équipes. C’est le prix à payer pour ne pas brider l’énergie et la capacité créative de ses collaborateurs.

Le leader est donc un individu qui doit en permanence combattre sa pulsion à vouloir mettre de l’ordre. Son travail n’est plus de prévoir le futur mais bien de canaliser ce qui va sortir du désordre de la somme de ses collaborateurs. La politique fournit d’excellents exemples de tels leaders, Gandhi ou Martin Luther King. L’Histoire a bien documenté combien leurs actions se sont appuyées sur la capacité à soulever l’envie de la foule qui les suit, sur la création des conditions – certes peu prédictives, mais inexorables – du succès.

Au niveau de la création de nouvelles activités, la théoricienne de l’entrepreneuriat Saras Sarasvathy propose le terme d’ « effectuation » pour décrire ce qu’elle a découvert dans ses études sur les grands entrepreneurs – et qu’elle oppose à la logique de causation de la méthode scientifique taylorienne. On peut résumer l’effectuation en quelques grands principes simples : démarrer avec ce que l’on a ; n’investir que ce que l’on accepte de perdre ; construire un collectif où chacun participe par envie ; tirer parti des surprises ; et le futur découle de ce que l’on fait.

Si tout ceci semble très peu prédictif, faut-il en conclure que cela manque de méthode ?

F. C. : Nos grands entrepreneurs ne s’encombrent pas d’une vision ordonnée du monde. Par exemple Xavier Niel ou Marc Simoncini brillent par cette capacité à manier les bouts de ficelle, l’envie, les besoins, les surprises et, in fine, la possibilité de la chance. Ils ont une attitude qui leur permet de saisir des opportunités dans une boucle inlassable entre produire – ce que les Anglo-Saxons vont capturer dans la culture maker – et vendre. Cela semble très simple, mais c’est bien de cette boucle qu’émergent les innovations, pas dans l’aller-retour entre Excel et PowerPoint…

Quid de l’idée de la stratégie alors ?

F.C. : La dualité entre l’ordre et le chaos va trouver un écho aussi dans le domaine de la stratégie d’entreprise. Dans les années 1990, Andy Grove, le PDG d’Intel, collabore avec Robert Burgelman de Stanford Business School pour analyser les changements stratégiques qui ont mené à la période de croissance extraordinaire de son entreprise durant les années 1980. À leur grande surprise, ils découvrent que ces décisions importantes n’ont pas été prises par une réflexion ordonnée, planificatrice.

Par exemple, Grove est obligé de reconnaître que la décision de quitter la fabrication de mémoire RAM pour produire des CPUs a émergé de ses divisions opérationnelles, de la base. Sans cette introspection, Grove aurait eu tendance à présenter ceci comme le résultat d’une analyse stratégique par lui-même, son comité de direction et ses consultants.

Ceci confirme l’intuition de Mintzberg, et valide le concept de processus stratégique : alors que la stratégie est souvent vue comme une décision rationnelle et prédictive, dans la pratique elle est de meilleure qualité dans un processus d’émergence. Au niveau de la conduite de l’entreprise, il n’y aurait donc pas un ordre a priori déterminable par le haut, mais plutôt la mise en place de processus qui vont permettre de capturer le désordre du monde, qui vient du bas.

Peut-on retrouver ces logiques dans la compréhension des écosystèmes ?

F. C. :  On les retrouve au niveau des écosystèmes économiques, des régions ou des pays. De nombreux spécialistes ont examiné de près les facteurs qui pourraient expliquer le succès d’écosystèmes comme la Silicon Valley. En effet, ils ne sont pas facilement explicables par la combinaison prédictive des ressources telles que le capital, les hommes ou les matériaux. Progressivement s’impose alors l’idée qu’un écosystème économique est comme un écosystème biologique, telle une forêt. Il doit être vu comme une interaction entre un grand nombre d’acteurs, interactions qui sont complexes et non simplement additives. Par exemple, Richard Florida suggère qu’un écosystème high-tech émerge de ressources objectives tels les contrats militaires. Mais surtout, celles-ci doivent être couplées à la présence d’une classe créative, ces acteurs qui ont une liberté d’esprit et d’action qui va permettre de faire émerger la créativité nécessaire aux innovations technologiques. Non seulement il faut ces deux ressources, mais c’est bien leur interaction qui compte, et surtout, la classe créative fonctionne de manière très libre, et donc non prédictive…


PARCOURS DE FABRICE CAVARRETTA

Enseignant-chercheur en management à l'ESSEC Business School. Il a étudié la complexité au Santa Fe Institute et est membre du comité scientifique de la Chaire Edgar Morin sur la complexité à l'ESSEC. Sa recherche actuelle porte sur les doctrines managériales, et en particulier le « lean management », que ce soit dans les contextes entrepreneuriaux ou intrapreneuriaux. PhD de l’INSEAD et docteur en Sciences de Gestion de Paris-Dauphine, Fabrice Cavarretta a été également élève à l’Ecole Polytechnique, Stanford, et Harvard Business School.

À LIRE

Fabrice Cavarretta, Oui, la France est un paradis pour entrepreneurs, Plon, 2016.

cavarretta.fr/fpe

 

Béatrice Sutter

J'ai une passion - prendre le pouls de l'époque - et deux amours - le numérique et la transition écologique. Je dirige la rédaction de L'ADN depuis sa création : une course de fond, un sprint - un job palpitant.
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