En poursuivant l’objectif de parvenir à l’égalité entre les hommes et les femmes, c’est un nouveau combat historique qui se profile, renouant avec le rôle pionnier de la Tunisie dans les réformes sociales et politiques. La tâche sera probablement rude en raison de la résistance des conservateurs - religieux et non-religieux -, en Tunisie et ailleurs.

Comme l’a précisé le président de la République, Béji Caïd Essebsi, dans son discours du 13 août [à l’occasion de la fête nationale de la femme], l’initiative de débattre de la double question des successions et du mariage de la musulmane et du non-musulman se situe en continuité avec l’esprit de la Constitution de janvier 2014. Elle accompagne aussi l’évolution de la condition féminine qui est devenue une réalité sociologique mise en évidence par des statistiques : 75 députés sur un total de 217, 60% des cadres médicaux, 41% des magistrats, 43% des avocats et 60% des diplômés de l’université sont des femmes. Par ailleurs, l’initiative présidentielle complète la récente loi contre les violences et les discriminations à l’égard des femmes adoptée au mois de juillet.

Les partisans du conservatisme

Le discours du président a suscité une levée de boucliers de ceux qui se réfèrent au texte coranique pour légitimer leur indignation et leur refus du projet d’amender le Code du statut personnel [CSP, en vigueur depuis janvier 1957, il garantit à la femme tunisienne des droits inexistants dans les autres pays arabo-musulmans] de réaliser l’égalité entre hommes et femmes. Il a pourtant été approuvé, dans la foulée, par l’islam d’État, représenté par le mufti de la République. À regarder de près, les partisans du conservatisme se retrouvent politiquement du côté du mouvement islamiste d’Ennahda, des partis salafistes ainsi que du Hizb El-Tahrir prônant le Califat, sans oublier le parti Al-Mahabba dont le leader Hachmi Hamdi [ancien militant du parti Ennahda] appela à la signature d’une pétition en vue de destituer le président, par la voie de l’Assemblée des représentants du peuple.

Il existe une troisième position, plus nuancée par rapport aux deux positions tranchées de la polémique (modernistes vs conservateurs). Elle considère que la réforme proposée par le président ne correspond pas aux exigences du moment et qu’elle obéit à un calcul électoraliste. Cette position, courante chez les militants de gauche et les nationalistes arabes ne fait que différer les réformes et reproduire les inégalités de genre et de classes.

Ennahda confronté à un dilemme

Ainsi, le champ de la polémique n’est pas seulement structuré par la bipolarisation entre les sécularistes modernistes et les islamistes conservateurs. Il existe plusieurs positions de principe qui peuvent, elles-mêmes, évoluer et changer au fil du temps. Il en est ainsi de la position d’Ennahda dont le leader, Rached Ghannouchi, était absent lors de la célébration de la fête de la femme à Carthage, alors qu’il est un allié stratégique du pouvoir et qu’il s’est distingué, depuis le dernier Congrès [mai 2016], par la revendication d’une séparation entre le politique et le religieux, en changeant de look et en arborant, pour la première fois de sa vie, une cravate bleue, portée à la française.

Dans tous les cas, le parti Ennahda se trouve confronté aujourd’hui à un dilemme : s’il accepte l’égalité successorale et matrimoniale, il perdra ses anciennes convictions “fréristes” [en référence à l’organisation islamique des Frères musulmans] et une partie de son électorat ; s’il refuse l’égalité au nom de la charia, l’idée d’une conversion politique vers un parti civil et démocratique s’avèrera une pure fiction. L’avantage de la polémique est de révéler les contradictions entre les alliés au pouvoir que sont les partis d’Ennahda et de Nidaa Tounès [l’Appel de la Tunisie, dont est issu le président Essebsi].

Contre l’initiative tunisienne

Le constat final est que, malgré la véhémence des propos échangés entre les acteurs modernistes et conservateurs autour de la question de l’égalité hommes-femmes, il n’y a pas eu, cette fois-ci, des appels internes au “takfir” ou d’apostasie impliquant une déchéance du statut de musulman - qui était une pratique fréquente et désormais interdite par la loi, article 6 de la Constitution. Hormis la réaction violente du prédicateur égyptien exilé en Turquie, le salafiste Wajdi Ghoneim, contre l’initiative tunisienne officielle. Ghoneim a associé le projet d’abroger la circulaire de 1973 [exigeant la conversion du futur époux pour reconnaître le mariage des Tunisiennes musulmanes avec des non-musulmans] et d’assurer l’égalité successorale, à une forme de mécréance (kufr). C’est pour cela qu’il appela au djihad contre les laïcs tunisiens. Du coup, le gouvernement turc, dont l’ambassadeur à Tunis fut convoqué par le ministère des Affaires étrangères, semble vouloir sévir, en tentant un procès contre ce prédicateur salafiste. Un autre imam islamiste, connu par ses prêches dans la chaîne qatarie Al-Jazira, Youssef Qaradhawi, président de l’Union internationale des savants musulmans, n’a également pas manqué l’occasion de s’opposer à l’initiative tunisienne considérée comme contraire aux règles de l’islam, lesquelles privilégient la femme dans trente cas de successions.

De son côté, un dignitaire de la mosquée d’Al-Azhar [du Caire], Abbas Shuman, s’est positionné en émettant une fatwa contre la proposition de débat lancée par le président tunisien en vue de parvenir à l’égalité. S’il est vrai que cette position n’émane pas de la plus haute autorité d’Al-Azhar, en l’occurrence le grand imam Mohamed Ahmed Al-Tayeb, mais d’un adjoint chargé des examens et des résultats, il n’en est moins vrai qu’elle exprime la pensée dominante au sein de cette institution religieuse. En cela, elle élargit le cadre de l’affaire qui ne se limite plus à l’échelle nationale. Du coup, des réactions hostiles à la dogmatique religieuse se sont imposées en Tunisie, en lançant le hashtag “Yezzi Al-Azhar” (Al-Azhar, ça suffit), évoquant tantôt le caractère purement national de la question, tantôt la tradition réformiste tunisienne qui tranche avec le reste du monde arabe, y compris l’Égypte où la polygamie est fréquente et où le statut des femmes laisse à désirer. D’ailleurs, l’adoption du CSP et la critique bourguibienne [Habib Bourguiba, président de 1957 à 1987, fondateur de la Tunisie moderne] du jeûne de Ramadan ainsi que du sacrifice de l’Aïd furent attaqués et rejetés, à l’époque, par les hommes religieux du Moyen-Orient. Il n’empêche qu’elles ont changé en profondeur le pays et forgé l’identité tunisienne.

Discriminations

L’objectif aujourd’hui est d’en finir avec l’inégalité de genre. Il s’agit de faire évoluer la condition féminine qui est déjà, en Tunisie, relativement avancée par rapport aux autres pays arabes et musulmans, pour atteindre l’égalité au niveau des droits et également des pratiques. La différence de salaires et de statuts, ainsi que les idées et les images stéréotypées, véhiculées par les médias et par l’opinion commune à l’égard des femmes, reflètent les discriminations professionnelles, sociales et culturelles qui persistent à travers le temps, malgré l’évolution de la condition féminine.

Pour conclure, il n’y a pas mieux que de se référer à Tahar Haddad [1899-1935], le pionnier du féminisme tunisien, qui mourut jeune, dans une solitude quasi-totale, en raison de ses idées anticonformistes. Dans ses “Propos Libres” (Khawâtir), rédigées en 1933, il notait avec finesse et discernement : “Nous aimons et nous haïssons la femme. Nous l’aimons proie entre nos mains, dût-elle saccager notre existence. Mais nous ne voulons pas que la femme soit libre, adulte et responsable avec nous. Pourquoi ? Parce que nous sommes capables de nous procurer du plaisir en excitant nos sens, mais impuissants d’atteindre le plaisir en excitant notre âme et notre esprit.”