Sami Tchak : "le Togo, le peuple et l'armée"

TRIBUNE. L'écrivain togolais soulève l'épineuse question de la légalité et du droit alors que pouvoir et opposition sont à couteaux tirés.

Par Sami Tchak

Après trois mois de manifestations rassemblant des milliers d'opposants au régime Gnassingbé, la mobilisation populaire ne faiblit pas au Togo, sur fond de discrètes médiations pour réunir pouvoir et opposition autour de la même table.
 
Après trois mois de manifestations rassemblant des milliers d'opposants au régime Gnassingbé, la mobilisation populaire ne faiblit pas au Togo, sur fond de discrètes médiations pour réunir pouvoir et opposition autour de la même table.   © Reuters

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Le 8 septembre, lorsque je m'exprimais pour la première fois sur ma page Facebook au sujet de la situation politique au Togo, après la grande manifestation organisée, dans tout le pays, par la coalition de l'opposition, je n'avais pas caché mes craintes que les exigences de plus en plus radicales d'une partie importante du peuple mobilisé par la coalition de l'opposition, surtout les exigences quant au départ immédiat du président Faure Gnassingbé du pouvoir qu'il exerce depuis déjà douze ans après les trente-huit ans de son père, je n'avais pas caché mes craintes que ces exigences ne débouchent sur une déception.

Des sympathisants de l'opposition manifestent à Lomé pour exiger des réformes constitutionelles, le 4 octobre 2017.  ©  AFP


Rapports de force

Je sais bien que le pouvoir des Gnassingbé repose depuis cinq décennies sur la constante manipulation grossière à la fois de la légalité et de la légitimité. Mais, surtout, il se tient grâce à des éléments assez objectifs qui lui garantissent pour le moment la position favorable dans les rapports de force avec les oppositions, éléments assez objectifs dont l'unité de l'armée derrière lui comme garant de sa stabilité. Aucun opposant ne l'ignore : ce n'est ni de légalité ni de légitimité qu'il s'agit, mais purement de force. En d'autres termes, il ne suffit pas de rappeler que l'actuel président, Faure Gnassingbé, a usurpé le pouvoir depuis la mort de son père en devenant, contre la Constitution, le président intérimaire, rôle qu'aurait dû jouer le président de l'Assemblée nationale que lui n'était pas, qu'il n'a jamais été (le président de l'Assemblée avait été envoyé à l'étranger, puis empêché par la fermeture des frontières à l'annonce officielle du décès du président Eyadema Gnassingbé de rentrer au Togo, pour que la Constitution fût grossièrement manipulée à une seule fin : que le fils, soutenu par l'armée, monte sur le trône devenu vaquant à cause de la mort de son père), ni que les élections qui lui ont permis de conserver ce pouvoir jusqu'à présent ont toujours été entachées d'évidentes irrégularités. On n'a donc pas besoin de longs discours pour cerner ces choses-là, assez courantes dans toutes les satrapies.

Faure Gnassingbé a succédé en 2005 à son père, le général Eyadéma - qui a régné sans partage durant 38 ans. ©  AFP archives


Les options en jeu

Mais, quand on conteste ce genre de pouvoir, on sait d'emblée qu'il ne suffit pas d'avoir raison, qu'il ne suffit pas de bénéficier d'un soutien populaire. Encore faut-il disposer des moyens adéquats pour contourner ou neutraliser la force sur laquelle il repose. L'une des options, dans ce cas, c'est le coup d'État. Il ne s'est pas produit au Togo, du moins jamais avec succès sous le règne des Gnassingbé père et fils installés à la tête du pays, eux, grâce à un coup d'État militaire. L'autre option, puisque l'on ne peut placer ses espoirs dans des urnes sous contrôle, ce sont les mouvements populaires. C'est ce qui, depuis le 19 août, se passe au Togo. Mais, objectivement, quelle serait l'efficacité de tels mouvements dans les rapports de force actuels plutôt favorables au pouvoir ? Quelle en serait objectivement l'efficacité si une partie de l'armée ne se désolidarisait pas du pouvoir pour se transformer en artisan d'un autre avenir pour ce pays ?

Ces questions m'avaient fait penser que l'idéal serait qu'il y ait des négociations et peut-être même une transition avec un rééquilibrage du pouvoir entre la mouvance présidentielle et l'opposition, donc un comité « de salut national » transitoire qui procéderait à la modification de la Constitution, qui limiterait enfin le nombre de mandats à deux, avec effet rétroactif, puisqu'il s'agirait alors de rétablir la Constitution de 1992 que le pouvoir avait violée, un comité de transition qui pourrait créer les conditions de véritables élections présidentielles auxquelles l'actuel président Gnassingbé fils, qui a déjà plus de deux mandats à la tête du pays, ne se présenterait pas.

Le président du Togo Faure Gnassingbé en 2016.  ©  AFP/Christof Stache


Des négociations ?

Mais le contexte a changé : plusieurs journées de marche ont été, sont et seront encore organisées, et le pouvoir, que l'on avait pu croire en véritable danger, semble avoir pris la mesure des événements et compris que sa fin n'est pas pour demain. Donc, s'il y a des négociations, elles viendront de son initiative, et ne consisteront qu'à le renforcer. D'ailleurs, aujourd'hui que la probabilité de voir le combat politique de l'opposition aboutir aux résultats escomptés, le départ du président actuel, ou même le retour à la Constitution de 1992, devient de plus en plus faible. Il accentue sa pression sur les populations civiles, surtout dans la ville de Sokodé, la plus grande ville de la préfecture dont est originaire le chef de ce « renouveau politique », Tikpi Atchadam, de confession musulmane, détail qui a son importance, et dans deux autres villes aux populations elles aussi musulmanes dans leur grande majorité, Bafilo et Mango. Dans la ville de Sokodé, où deux militaires auraient été lynchés, mais où, avant ces morts, il y avait déjà eu des morts civils, où l'arrestation d'un imam avait créé un climat favorable à des débordements, dans cette ville donc, et des preuves matérielles en circulent tous les jours sur les réseaux sociaux, les militaires ne fixent que si peu de limites à leur brutalité. Ils ont ainsi réussi à provoquer de constantes fuites de femmes, d'hommes et d'enfants, dont certains se sont réfugiés dans des pays limitrophes.