A dix jours des Présidentielles et alors que Limite se tient à distance de la mêlée, nous avons néanmoins un conseil aux candidats : « Osez le conservatisme ! ». Explication d’une notion mal comprise par Eugénie Bastié, notre rédactrice en chef politique.

Cet article est un extrait exclusif de Limite n°5. Notre nouveau numéro, Limite n°6, est disponible dès aujourd’hui en librairie et sur commande en ligne.

« Conservateur, certainement pas, la preuve, c’est que je veux tout changer, c’est le contraire de la défi­nition d’un conservateur ! » disait François Fillon sur Europe 1 le 23 novembre dernier. Voilà qui n’est pas trop « limite » ! Car nous pensons nous que le conser­vatisme n’est pas le contraire du changement, et qu’il n’y a aucune honte à se revendiquer d’un terme injuste­ment déclassé par des décennies de culture du Progrès. Il est néanmoins cocasse que la nouvelle égérie de la « révolution conservatrice » veuille se dédouaner de ce vocable infamant.

« Révolution conservatrice » : les édi­torialistes se régalent de cet oxymore, syncrétisme apparent d’inquiétudes contraires. De la Russie à l’Amé­rique, de Londres à la France péri­phérique, de Budapest à Rome, il semble en effet qu’un vent indis­cipliné balaye les Bien-Pensants. Du temps de Bernanos, ils étaient bourgeois et catholiques. Ce sont désormais d’anciens jouisseurs, ren­tiers de leurs révoltes assouvies. On ne peut pas dire qu’on ne le sentait pas venir. Il y avait eu l’avertissement de 2005 : ce « non » à l’Union Européenne, perçue comme une grande machine à déraciner les peuples. Et en 2016, coup sur coup, le Brexit et l’élection de Trump, irrésis­tibles mouvements populistes combattus avec l’énergie du désespoir par les principaux médias. Et puis, la sur­prise Fillon, qui a déjoué lui aussi tous les pronostics, et dont la victoire semble moins celle de son libéra­lisme que de son image de père de famille provincial, entre retour de chasse et sortie de messe. En mai pro­chain, c’est Marine Le Pen qui peut sortir de la boîte à surprise.

Que la démocratie se retourne contre les progres­sistes, que les classes moyennes déclassées votent à droite, que la gauche soit incapable de répondre aux angoisses populaires, de multiples analystes comme Christopher Lasch (La révolte des élites), Tom Franck (Pourquoi les pauvres votent à droite) et Christophe Guilluy (Le crépuscule de la France d’en-haut), l’avaient montré. La revanche du vieux monde oublié, l’envie de protection, la contestation de la mondialisation en actes et en idéologie, le retour des frontières, le rejet du multi­culturalisme : tout a été dit sur les raisons profondes de cette vague populiste.

Mais quels points com­muns entre un milliardaire provocateur et un austère libéral-conservateur, un non à l’Europe et un non à l’immi­gration, un vote catholique et un vote ouvrier ? On sent bien qu’il y a là une tendance, une opposition de fond au progressisme en tant qu’idéologie de l’illimité, au déraci­nement théorisé et promu, sans pouvoir en déterminer de façon précise l’unité. « Révolution conservatrice », donc, nous martèle-t-on, comme si le mot « conservateur » était le plus petit dénominateur commun de ces aspirations contradictoires.

Il n’y a plus rien à progresser

Gustave Thibon

Gustave Thibon

Boutang décrivait en 1977 dans Reprendre le pouvoir l’impasse du conservatisme : « Aujourd’hui, la société ne transmet plus que les vices et les dysharmonies des classes supérieures. Il n’y a plus rien à conserver, la droite a complètement échoué. Réduite à l’instinct de combinaison, n’ayant plus rien à sacrifier, elle n’en­court même plus le risque de paraître lâche ou hypo­crite ; le type du bourgeois libéral, c’est le PDG toujours absent qui abandonne sa femme au bridge et à la psy­chanalyse, et que ses fils s’en vont vomir dans le gau­chisme. » Quarante ans après le giscardisme triomphant, on pourrait presque inverser les termes. il n’y a plus rien à faire progresser, la gauche a complètement échoué, et en 2016, les fils de bourgeois vomissent leurs pères jouis­seurs : ils veulent protéger les acquis sociaux, la planète, les frontières ou la famille.

Conserver donc, mais conserver quoi ? Dans L’Igno­rance étoilée, Gustave Thibon se posait la question : « À voir ce que les conservateurs désirent sauver – le bien être, le confort, la tranquillité au dehors afin qui rien ne trouble la liquéfaction intérieure, l’évasion factice, la culture intensive des faux besoins épuisant le terrain des vraies nécessités, en bref, le fièvre de l’avoir gref­fée sur une anémie pernicieuse de l’être, et cette apparence de liberté que donne à la girouette l’impulsion des mille vents qui l’agitent à voir tout cela, on se sent révolutionnaire. » Il ajoutait : « Mais si l’on songe à ce que la révolution risque de détruire (tous les trésors du passé, tous les jalons de l’éternel dans le temps, mêlés aux fausses valeurs du présent et jetés indis­tinctement à l’égout), alors on devient conservateur. »

Être conservateur, c’est peut-être, comme l’écrit Saint- Exupéry dans Citadelle, tenir à « l’invisible noeud qui noue les choses ensemble », cet ensemble de codes tami­sés par les siècles, ce lent ruminement de civilisation, cet « enlacement de douces dépendances » (Houellebecq).

« Le conservatisme est la philosophie de l’attache­ment », explique le penseur britannique Roger Scruton, interviewé dans nos pages. Pour lui, le conservatisme n’est rien d’autre que la défense des « trésors du passé », des sanctuaires de beauté et des refuges d’intelligence, menacés par la double emprise de l’État et du consumé­risme, de la poigne de fer bureaucratique et de la main invisible qui ignorent la valeur des ruines. Il ne s’agit pas d’un conservatisme purement patrimonial, qui veille­rait au maintien de l’ordre social pour protéger les inté­rêts des privilégiés, mais du « sentiment que les choses bonnes peuvent être aisément détruites, mais non aisé­ment crées ». Contre ceux qui veulent tout déconstruire, les apôtres de l’innovation et les traqueurs de stéréo­types, contre une modernité qui confond l’esprit critique et la haine de soi, le conservateur se fait le défenseur des usages, de la coutume, comme nous l’explique Max- Erwann Gastineau dans son petit éloge des préjugés. Peut-on encore être conservateur dans un monde sans Dieu ? se demande, lui, Yrieix Denis, à propos de « l’option Saint Benoit », choix radical de « sécession » promu par certains conservateurs américains dans une société libérale.

Être conservateur, c’est peut-être, comme l’écrit Saint- Exupéry dans Citadelle, tenir à « l’invisible noeud qui noue les choses ensemble », cet ensemble de codes tami­sés par les siècles, ce lent ruminement de civilisation, cet « enlacement de douces dépendances » (Houellebecq). Être conservateur, ce n’est pas rassurer la droite digicode ou les prébendiers d’acquis obsolètes, mais défendre la « patrie intérieure ». Être conservateur, ce n’est pas céder aux passions tristes, souscrire aux démagogies passa­gères, mais préférer le naturel à l’artificiel, le durable à l’éphémère, et chérir la chaleur du foyer que nous sommes sans cesse en train de retrouver. Être conservateur, ce n’est pas tourner le dos aux révoltes pour s’endormir dans le moelleux de l’habitude, mais comprendre, avec Péguy, que « seule la tradition est révolutionnaire ».