Les traces éparses de l’abbé Martel

Par Simon Labrecque

Dans le cinquième volume de sa monumentale Histoire de la seigneurie de Lauzon (1897-1904), l’historien lévisien Joseph-Edmond Roy raconte la fondation et les premières années de plusieurs paroisses, dont celle de Saint-Jean-Chrysostôme qui date du milieu du XIXe siècle. Petit village entre les rivières Chaudière et Etchemin devenu une grande banlieue sous l’impulsion de la Révolution tranquille (la région de Chaudière-Appalaches jouxtant celle dite de la Capitale-Nationale), municipalité au nom déchapeauté, dé-circonflexé dans les années 1990, Saint-Jean-Chrysostome fait aujourd’hui partie de la grande ville de Lévis, sur la rive sud du Saint-Laurent, en face de Québec. En traversant du nord vers le sud par l’un des deux ponts, on y accède notamment par la sortie « Avenue Taniata » sur l’autoroute 20 (Jean-Lesage) en direction de Rivière-du-Loup, à la hauteur de Saint-Romuald. On peut aussi y accéder « par l’arrière », via l’autoroute 73 (Robert-Cliche, dite autoroute de la Beauce), qui longe la Chaudière en direction de Saint-Georges et des États-Unis; ou encore par le chemin des Belles-Amours, un joli passage par les champs qui commence à Charny, la petite ville voisine au nord-ouest. Enfin, par Saint-Isidore au sud, on peut y accéder via la route du Président-Kennedy (173) en prenant la 275, qui se transforme de chemin Plaisance en chemin Bélair Est. C’est sur ce chemin qu’on croisera le petit aérodrome de l’endroit, spécialisé dans le parachutisme.

Joseph-Edmond Roy raconte en détails les nombreux méandres qui ont conduit à la construction de l’église de Saint-Jean-Chrysostome, en particulier. Celle-ci est passablement célèbre, aujourd’hui, en raison de son orgue Casavant. L’église fait aussi partie d’un site patrimonial reconnu comprenant le presbytère, le cimetière et la petite place publique qui jouxte l’ensemble. Fait singulier, le bâtiment tourne le dos à la rue principale, autrefois la rue Commerciale, et elle tourne le flanc à la rue autrefois dite rue de l’Église. L’espace consacré trône pratiquement au sommet de la ville, juste en bas de l’ancien château d’eau qui marquait le véritable sommet des alentours.

Le perron de l’église, directement à la hauteur du sol, offre une vue sur le fleuve et sur la rive nord, par beau temps, bien que les lieux soient constamment balayés de grands vents. Ce serait précisément en raison du tenace nordet que les paroissiens des commencements auraient réussis à convaincre le clergé catholique de faire en sorte que l’édifice tourne le dos au centre vivant du village – histoire, notamment, de réduire les coûts de chauffage, défrayés par les concitoyens via la dîme. C’est du moins ainsi que l’histoire se transmet. Il pourrait aussi s’avérer qu’un certain rejet populaire de l’autorité cléricale ait en vérité été la source de cette orientation particulière, mais pour fonder ce récit alternatif, il faudrait une histoire orale détaillée. En effet, de telles considérations laissent généralement peu de traces écrites sans presse indépendante, c’est-à-dire lorsque les scribes sont assez proches des élites locales, régionales, voire provinciales.

Les écrits de Roy sont la source la plus aisément accessible pour connaître l’histoire de la région. Il cite abondamment, et de façon convaincante, les documents officiels et les correspondances préservées dans les archives au moment où il écrit, c’est-à-dire à la fin du XIXe siècle et au début du XXe. Plusieurs historiens ont donc repris ses conclusions sans remonter aux sources, ce qui semble aller de soi. Les choses se compliquent, cependant, lorsque Roy passe rapidement sur un épisode, ou lorsqu’il va jusqu’à taire certains faits. C’est une complication de ce type qui est à l’origine du présent texte, que je qualifierais de compte-rendu d’enquête.

 

Raconter par gros temps

Notre historien originaire de la Pointe-de-Lévy semble avoir connu les hauteurs de Saint-Jean-Chrysostome de première main, si l’on en juge par son usage insistant des motifs venteux dans le récit de la fondation de la paroisse. Qu’est-ce à dire?

Le 5 novembre 1828, l’évêque Signay fixa la place de la future église et décréta la construction d’un presbytère au village de Beaulieu. Il s’en suivit toutefois une véritable chicane de clochers, plusieurs habitants des alentours (le village de Taniata, les fiefs de la Maringouinière, Terrebonne, Bélair, Saint-Romain et Pénin) se plaignant que l’église devrait être plus près de chez eux. Le décret canonique fut néanmoins lancé le 25 novembre 1828[1]. L’été suivant, le 1er juillet 1829, l’évêque Signay retourna sur les lieux et décida, en présence du seigneur de Lauzon, John Caldwell, que l’église serait plutôt dans le village de Taniata. La chapelle provisoire fut terminée à l’automne 1830[2]. À l’automne 1834, cependant, le charroyeur de pierre pour la future église demanda à l’évêque (devenu archevêque de Québec en 1833) de fixer la place exacte de l’édifice car la petite chapelle était déjà trop petite. L’emplacement choisi était 70 pieds au sud-ouest du presbytère et il fut décidé

que son portail ferait face au chemin qui conduit au village de Beaulieu. Là-dessus, les habitants se récrièrent que le vent de nord-est détruirait sûrement le portail si on le plaçait dans cette direction. Que faire contre le vent de nord-est? Les opérations furent donc suspendues de nouveau jusqu’à ce qu’il fut trouvé un moyen de l’apaiser. Le 20 mars 1835, le vent paraissant s’accalmir un peu, l’évêque arrêta de nouveau l’endroit où l’église devait être placée. Le 12 juin de la même année, il traçait les dimensions du nouveau temple d’après les plans de l’architecte Thomas Baillargé. Il devait avoir 122 pieds de longueur sur 47 pieds de large, avec deux chapelles latérales et une sacristie de 38 pieds par 26.

Mais le vent de nord-est se remit à souffler en tempête sur la paroisse, et il fut jugé plus prudent de ne pas aller plus loin pour le moment[3].

Roy raconte ensuite qu’un « nouveau sujet d’ennui » vint s’ajouter à « tous ces tiraillements » : plusieurs familles irlandaises catholiques habitaient la région et demandaient à l’évêque « un curé sachant la langue anglaise »[4]. Le troisième curé de l’endroit, Pierre Beaumont, fut nommé en 1837 et il connaissait l’anglais. Selon Roy,

il parvint à calmer si bien les récalcitrants irlandais et les autres paroissiens mécontents que, le 4 mars 1841, M. Lacasse, archiprêtre, curé de St-Henri, put sans déplaire trop, marquer de nouveau la place de l’église tel que l’évêque l’avait fixée au mois de mars 1835. En 1842 (10 juillet), les marguilliers furent autorisés à acheter le bois nécessaire à la nouvelle bâtisse, la pierre étant déjà rendue sur les lieux depuis plus de huit ans.

Ce ne fut que le 7 mai 1849, pourtant, que fut bénite la première pierre de l’église de Saint-Jean-Chrysostôme, ainsi qu’en fait foi une note écrite de la main même du curé Beaumont.

[…] Le portail du temple, tourné vers l’ouest, se trouve à l’abri de ces vents de nord désastreux qui firent pendant vingt ans le cauchemar de l’habitant et troublèrent les commencements de cette paroisse. Nous ne cachons par que si ce portail eut fait face au beau carré public qui avoisine l’église, la perspective eut été mieux conservée[5].

Le curé Beaumont garda sa cure jusqu’en 1870. Il est décrit fort positivement par Roy, qui souligne notamment son travail avec les immigrants irlandais en proie à une épidémie de typhus à la Grosse Île. Il se voit consacré quelques bons paragraphes dans ce cinquième volume de l’Histoire de la seigneurie de Lauzon.

Notre historien écrit ensuite ce petit paragraphe étrange, qui est en vérité à l’origine de ce texte :

M. Beaumont fut remplacé à St-Jean par M. Joseph Stanislas Martel, qui y exerça de 1870 à 1876. Nous n’avons pas à raconter ici les orages de ce ministère qui ne dura que six années. Ce ne sont que détails mesquins et futiles qui ne valent pas la peine d’être consignés[6].

Rien d’autre n’est dit sur cet abbé Martel! Rien d’autre, ou presque, car Roy ajoute ensuite que son successeur,

M. Pierre-Victor Légaré, ancien directeur au séminaire de Québec, vint en 1876 jeter le calme dans cette paroisse si longtemps agitée par les vents de la discorde. Il y a donné pendant vingt-deux ans les plus beaux exemples de vertu et de candeur, sans que jamais un seul nuage vint obscurcir l’horizon serein d’un ciel toujours pur. M. Légaré mourut à St-Jean le 20 juillet 1898, à l’âge de 62 ans, pleuré et regretté de tout le monde. D’une grande distinction de manières, ce prêtre qui aimait la vie retirée et l’étude, a laissé sur sa paroisse un cachet tout spécial[7].

Or, ce paragraphe est suivi d’une note qui ne traite pas de l’abbé Légaré, mais bien de l’abbé Martel. Celle-ci raconte :

M. Martel, né à St-Roch de Québec en 1831, ordonné en 1854, fut curé de St-Alexandre (1856) de St-Aubert (1860) de Ste Julie de Somerset (1861) de St-Jean Chrysostôme (1870-76) des Grondines (1877). Il est mort dans cette dernière paroisse en 1894[8].

Une seule autre mention du patronyme Martel est présente dans le volume, dans une note sur la jurisprudence du régime seigneurial qui réfère à la cause Langlois v. Martel dans le deuxième volume des Décisions des tribunaux du Bas-Canada[9]. La cause en question, jugée en 1852, opposait un dénommé Langlois, seigneur de Bourg-Louis ou New Guernsey, près de Neuville, à l’un de ses censitaires, un dénommé Martel, à propos d’arrérages pour une terre cédée en 1839[10]. La cause est importante car elle servit de modèle pour une série de causes similaires impliquant le seigneur Langlois puis d’autres seigneurs. Bien que Bourg-Louis ne soit pas très loin de Grondines, où l’abbé Joseph-Stanislas Martel finira ses jours, il est impossible de lier directement ce dernier au censitaire Martel, dont nous ne connaissons pas le prénom. Pour en savoir plus sur l’abbé Martel – ma curiosité étant piquée, c’était donc mon désir –, il faut consulter d’autres ouvrages.

 

D’une monographie l’autre

Dans sa monographie de la paroisse voisine de Saint-Romuald, l’abbé Benjamin Demers, qui a été le premier professeur d’histoire de Joseph-Edmond Roy et qui loue sans retenu la remarquable Histoire de son ancien élève, ajoute un détail intéressant sur les mystérieux événements de Saint-Jean-Chrysostome :

Le quatrième curé de St-Jean fut M. Joseph-Stanislas Martel, de 1870 à 1876. En 1871, le presbytère construit par M. Beaumont fut détruit par un incendie. On décida de le rebâtir, à la place de l’ancienne chapelle qui fut démolie et dont les pierres servirent à la construction du nouveau presbytère. M. Martel est mort curé des Grondines, en 1894[11].

Cet incendie serait-il l’un des « orages » du ministère de Martel, qui circulerait dans la rumeur publique entouré de « détails mesquins et futiles », que Roy refuse de rapporter? L’existence de tels détails laissent imaginer un abbé passablement tempétueux, peut-être même colérique, ou encore distrait, inattentif et malhabile, peut-être. Le feu était-il accidentel? Était-il lié à quelque conflit, à quelque histoire impliquant d’autres individus? Martel aurait-il mis le feu à sa propre résidence, que son prédécesseur avait fait construire à ses propres frais et que la Fabrique lui avait finalement racheté?

Il semble impossible de répondre à ces questions avec les ressources documentaires aisément accessibles. L’ouvrage collectif Histoire de Lévis-Lotbinière contient une seule mention de l’abbé Martel, à propos d’une remarque dans son rapport annuel de l’année 1871, où il écrit que les paroissiens ne veulent plus de la société de tempérance mise en place par son prédécesseur, l’abbé Pierre de Beaumont, qui fut un acteur important du mouvement antialcoolisme des années 1850, avec l’abbé Charles Chiniquy, de Beauport[12]. Cette mention de l’abbé Martel le présente comme un observateur de la dissipation de l’enthousiasme des premières années, plutôt que comme une cause – plutôt que comme un intempérant, par exemple. Des sources plus rares nous seraient-elles plus utiles pour apprendre à mieux connaître l’abbé Martel?

Une première incursion dans les magnifiques rayons consacrés aux monographies de paroisse et à l’histoire locale du Québec au troisième étage de la collection nationale de Bibliothèque et Archives nationales du Québec, à Montréal, permet de dénicher un ouvrage collectif rédigé à l’occasion du 150e anniversaire de Saint-Jean-Chrysostome. L’incendie du presbytère n’y est pas discuté en détails. Toutefois, Jean-Claude Filteau, qui écrit l’histoire de la paroisse et de son église, situe la destruction du presbytère, ainsi que de « l’ancien presbytère-église transformé en école, le dernier jour de mai 1872 »[13]. Filteau ne mentionne ni l’abbé Martel, ni un incendie proprement dit, se contentant de noter « la destruction » des bâtiments. Y aurait-il là un tabou local? Cela ne semble pas être le cas, puisque dans la liste des curés qui suit le texte de Filteau, la troisième entrée mentionne bien « Monsieur Joseph-Stanislas Martel : 1870 à 1876. Après l’incendie du presbytère en 1871 on décida de rebâtir à la place de l’ancienne chapelle »[14].

La liste des sacristains indique quant à elle que la cure de Martel se fit entièrement en collaboration avec Jean Laprise, puisque celui-ci fut sacristain de 1867 à 1876. Son successeur, Pierre Laprise, dit Daigneault, fut sacristain de 1876 à 1898[15]. Du côté des marguilliers, se succédèrent Joseph Morneau (1870), Edmond Couture (1871), Jean-Baptiste Blanchet et Joseph Rouleau (1872), Olivier Roberge (1873), Pierre Lemieux (1874), Magloire Paradis (1875) et Georges Cantin (1876). Est-ce à dire que la tempête régnait entre le spirituel et le temporel, ou entre le curé et la fabrique, à Saint-Jean-Chrysostome, sous l’abbé Martel? Ces informations sont insuffisantes, puisqu’il faudrait s’assurer des durées de mandat des marguilliers à l’époque, ainsi que du nombre de marguilliers élus au conseil de la fabrique. Pour connaître la nature des orages mentionnés par Joseph-Edmond Roy, il faudrait en savoir encore plus sur l’abbé Martel.

 

Question de tempérament

Grâce à des ressources aisément accessibles en ligne, il est possible de construire une image du tempérament de l’abbé Martel. Il est en effet question de son caractère dans d’autres ouvrages, d’autres chroniques, d’autres monographies de régions où il fut curé, avant ou après son passage à Saint-Jean.

Ainsi, dans le deuxième tome de son œuvre Les Bois-Francs, l’abbé Charles-Édouard Mailhot publie un récit des commencements de la paroisse de Sainte-Julie-de-Somerset (ou Sainte-Julie-de-Laurierville, aujourd’hui Laurierville, dans L’Érable), où Martel fut curé tout juste avant d’être nommé à Saint-Jean-Chrysostome. On peut lire ces trois paragraphes à son sujet, après qu’il fut question du curé Joseph-Octave Béland :

M. Joseph-Stanislas Martel lui succéda en décembre 1861. Plein de talents, énergique et d’une activité dévorante, M. Martel continua ce qu’avait commencé son prédécesseur. Il acheva l’église. C’est sous sa direction que les nouveaux bancs ont été faits et le chœur terminé. La sacristie actuelle est son œuvre, et, de l’aveu de tout le monde, c’est une belle sacristie. Il a pourvu l’église de vases sacrés, d’ornements et de lingerie. Il avait à cœur que tout fût à l’ordre. Aussi pendant son séjour à Sainte-Julie il a fait un bien incalculable.

Homme de goût, il a su entourer la demeure presbytérale de beaux jardins. Tous les arbres fruitiers et d’ornement qu’on y voit aujourd’hui ont été plantés de sa main. Il n’a pas non plus négligé la culture de la terre.

En octobre 1870, M. Martel eut pour successeur M. Louis-Théodore Bernard[16].

Fait intéressant, la monographie de Sainte-Julie incluse dans Les Bois-Francs n’est pas de la main de l’abbé Mailhot. Elle est plutôt « [p]ubliée avec la gracieuse permission de l’auteur : M. P.-G. Roy, de Lévis »[17]. Or, Pierre-Georges Roy, historien, archiviste et créateur des Archives nationales de la Province de Québec, était le frère cadet de Joseph-Edmond Roy!

Notons que ce dernier fit ses études au Petit Séminaire de Québec de 1871 à 1877, donc précisément durant la cure de l’abbé Martel à Saint-Jean et au moment où l’abbé Pierre-Victor Légaré, ancien directeur au séminaire, vint « jeter le calme dans cette paroisse si longtemps agitée par les vents de la discorde ». Est-ce pour cela que Joseph-Edmond Roy en retient surtout des ragots, alors que son jeune frère, né en 1870, donne un récit édifiant de la personnalité de l’abbé Martel? La personnalité de Martel a-t-elle changé d’une cure à l’autre? Que nous disent les histoires de Grondines, où Martel fut curé après son séjour à Saint-Jean-Chrysostome, ainsi que les histoires de Saint-Alexandre et Saint-Aubert, où il fut curé avant d’être nommé à Sainte-Julie? Pour le savoir, il faut retourner dans les rayons des monographies de paroisses et de villages de Bibliothèque et Archives nationales du Québec (troisième étage à gauche en haut de l’escalier en entrant).

 

Un curé historien?

Nous savons qu’à la fin de sa sixième année à Saint-Jean, en 1876, l’abbé Martel pris une année sabbatique et n’arriva à Grondines, ou aux Grondines, que le 27 septembre 1877. Il y restera jusqu’à sa mort, en 1894. Le curé Martel est décrit comme « l’homme d’ordre » dans la monographie publiée à l’occasion du tricentenaire de Saint-Charles-des-Grondines[18]. En 1879, le curé Martel aurait invité ses paroissiens à s’embarquer pour un pèlerinage sur le bateau à vapeur L’Étoile, qui sillonnait le Saint-Laurent dans la région[19]. La même année, dans un autre prône, le curé Martel aurait abordé la question des quêteux et souligné qu’un seul homme, parmi les mendiants des environs, devait recevoir la charité, car il ne pouvait véritablement gagner sa vie « en travaillant comme les autres ». Les paroissiens étaient ainsi invités à ne pas donner aux autres quêteux[20]. Fait intéressant, Martel semble avoir consigné des souvenirs de gens âgés de la paroisse, qui relataient des événements datant du XVIIIe siècle. Il a notamment noté que des autochtones résidaient un peu partout dans la région. Il a aussi commenté certains événements historiques relatés dans les registres paroissiaux, comme l’histoire de ce « canayen entêté » qui insista pour que son enfant soit baptisé, un hiver suivant la Conquête, dans l’église qui n’était pas chauffée : « Il n’est pas frileu, le père! », écrit Martel[21].

La réputation d’« homme d’ordre » du curé Martel provient peut-être du contraste entre son tempérament et celui de son prédécesseur aux Grondines, l’abbé Léandre Gill. Ce dernier prit une part active à la colonisation du « Pérou », secteur ouvert à Saint-Casimir, au nord. Gill devint curé de Saint-Casimir après avoir été curé des Grondines. Dans le processus, Martel a noté que Gill a dépouillé le parterre du presbytère des Grondines de ses arbres fruitiers et de ses bouquets pour les transplanter à Saint-Casimir[22]. Gill aurait également invité Martel à souper et lui aurait servit un ragoût de mouffette, « connaissant le dégoût de son ami pour certains animaux sauvages »![23]

Dans son inventaire historique du personnel religieux des Grondines, Jean-Guy Sauvageau écrit : « Je ne sais pas si le curé [Martel] était chargé par l’évêque de former les jeunes prêtres au ministère ou s’il était d’un caractère pas facile, mais les registres de Grondines nous révèlent qu’il change de vicaire 8 fois. »[24] Ces changements rapides ont lieu entre 1885 et 1893. Fait intéressant, le vicaire nommé aux Grondines en 1891, l’abbé Joseph-Fabien Dumais, naquit à Saint-Alexandre le 10 janvier 1860. Son successeur, l’abbé Joseph-Marie-David Chénard, est né à Saint-Roch des Aulnaies, dans le comté de L’Islet. Or, nous savons que Martel fut curé dans cette région, avant de passer par Sainte-Julie, Saint-Jean-Chrysostome et Grondines.

 

Saint-Alexandre, Saint-Aubert et la famille Roy

Joseph-Stanislas Martel fut curé de Saint-Alexandre-de-Kamouraska de 1856 à 1860 et curé de Saint-Aubert, dans le comté de L’Islet, tout près de Saint-Jean-Port-Joli, de 1860 à 1861. Surprise pour qui feuillette la monographie de la paroisse de Saint-Alexandre en étant parti du « trou de mémoire » laissé par Joseph-Edmond Roy : on y retrouve une photographie de l’abbé Martel!

La description de sa cure se lit comme suit :

Il devint le deuxième curé résident à l’âge de 25 ans. Il est né à Québec le 5 mai 1831 et est ordonné prêtre le 23 septembre 1854. Apôtre convaincu, il veut faire entrer ses paroissiens dans le mouvement de tempérance pour lutter contre le fléau de l’alcoolisme. On dit aussi qu’il était bon administrateur. Il est intéressant d’observer la courbe suivie par les finances de la Fabrique durant son administration. Le budget accuse un déficit en 1857 et 1858, la situation se redresse en 1860[25].

Cette année-là, Martel quitte Saint-Alexandre pour Saint-Aubert. Le nom de Martel ne se retrouve pas dans l’index de la monographie de Saint-Aubert, mais il est inclus dans la liste des pasteurs de l’église de l’endroit. Saint-Aubert fut sa deuxième assignation, au tournant de la trentaine. On y apprend que Martel a obtenu un « diplôme pour l’indulgence plénière aux Associés de la Tempérance »[26]. Dans cette monographie, on retrouve une deuxième photographie de notre abbé, qui est définitivement moins mystérieux que Roy le laissait entendre!

À la lecture de ces deux dernières monographies, qui retracent en fait les deux premières assignations de l’abbé Martel, nous pouvons formuler une nouvelle hypothèse pour expliquer le « trou de mémoire » dans l’Histoire de la seigneurie de Lauzon au sujet de la cure « orageuse » des années 1870-1876 à Saint-Jean-Chrysostome. Le parcours de Martel croise de près celui de l’abbé Clovis-Joseph Roy :

[N]é à Saint-Anne-de-la-Pocatière, comté de Kamouraska, le 19 août 1823, d’Henri Roy et de Louise Gagnon, fit ses études à Saint-Anne-de-la-Pocatière et fut ordonné à Québec, le 4 août 1850. Vicaire à Chicoutimi (1850-1851), à Montmagny (1851-1852); curé de Saint-Victor-de-Tring (1852-1858); premier curé de Saint-Aubert (1858-1860); curé de Saint-Alexandre-de-Kamouraska (1860-1891), où il a fondé un couvent en 1881; retiré à Saint-Alexandre-de-Kamouraska (1891-1896), où il est décédé le 17 décembre 1896[27].

En 1860, l’abbé Roy et l’abbé Martel s’échangèrent leur poste. En effet, l’abbé Roy passa de Saint-Aubert à Saint-Alexandre alors que l’abbé Martel passa de Saint-Alexandre à Saint-Aubert!

Joseph-Edmond Roy aurait-il quelque lien de parenté avec l’abbé Clovis-Joseph Roy? Ce dernier lui aurait-il raconté quelques ragots sur la cure de l’abbé Martel à Saint-Alexandre, qui aurait infléchie son récit de la cure de Saint-Jean? Clovis-Joseph Roy n’est mentionné dans aucun des cinq volumes de l’Histoire de la seigneurie de Lauzon, mais l’entrée du Dictionnaire biographique du clergé canadien-français citée plus haut est incluse, avec 18 autres entrées, dans la généalogie de la famille Le Roy, écrite par Joseph-Edmond Roy en même temps que son Histoire. Dans cette généalogie, nous apprenons notamment que le père de Joseph-Edmond, Léon Roy, naquit dans le comté de L’Islet en 1824 et fit ses études à Saint-Anne-de-la-Pocatière, tout comme Clovis-Joseph Roy à la même époque[28].

Dans le cas qui nous préoccupe, les rumeurs semblent avoir poussé l’historien à retenir sa plume. Était-ce par respect pour celui qui en faisait l’objet, ou par mesquinerie, par un usage rusé d’une sorte de litote par omission? Nous sommes aujourd’hui contraints d’en rester à cette conjecture, certes un peu décevante, qui prend aussi l’allure d’une rumeur : il n’y a peut-être qu’une histoire de famille derrière tout ceci. Pour en savoir plus, il faudra insister auprès des archivistes compétents pour qu’ils acceptent de nous recevoir, puis ainsi entreprendre une nouvelle incursion dans l’archidiocèse de Québec.


Notes

[1] Joseph-Edmond Roy, Histoire de la seigneurie de Lauzon, vol. 5, Lévis, Mercier & Cie, 1904, pp. 35-36.

[2] Ibid., pp. 37-38.

[3] Ibid., pp. 38-39.

[4] Ibid., p. 40.

[5] Ibid., pp. 41-43.

[6] Ibid., p. 44.

[7] Ibid., p. 45.

[8] Ibid., note 1.

[9] Ibid., p. 205.

[10] Messieurs Lelièvre et Angers (rédacteurs), avec messieurs Beaudry et Fleet (collaborateurs à Montréal), Lower-Canada Reports. Décisions des tribunaux du Bas-Canada, vol. II, Québec, Desbarats & Derbishire, 1852, pp. 36-52.

[11] Benjamin Demers, La paroisse de St-Romuald d’Etchemin, avant et depuis son érection, Québec, J.-A. K.-Laflamme, 1906, p. 207.

[12] Diane Saint-Pierre, « Transformation et encadrement de la société », dans Histoire de Lévis-Lotbinière, de Roch Samson (dir.), Sainte-Foy, Presses de l’Université Laval, coll. « Les régions du Québec », 1996, p. 460.

[13] Dans Mon village a 150 ans. 1828-1978. Cencinquantenaire de Saint-Jean-Chrysostôme, Saint-Jean-Chrysostome, Comité des fêtes du cencinquantenaire de Saint-Jean-Chrysostome, 1978, p. 138.

[14] Ibid., p. 140.

[15] Ibid., p. 144.

[16] Charles-Édouard Mailhot, Les Bois-Francs, tome II, Arthabaska, L’imprimerie d’Arthabaska, 1920, p. 428.

[17] Ibid., p. 425.

[18] Laurent Leclerc, Les Grondines. Trois cents ans d’histoire, s.l., s.é., 1980, p. 21.

[19] Ibid., p. 124.

[20] Ibid., p. 105.

[21] Ibid., pp. 174-176.

[22] Ibid., p. 97.

[23] Ibid.

[24] Jean-Guy Sauvageau, Missionnaires, desservants, curés de Saint-Charles-des-Grondines, s.l., Éditions Jadis et Naguère, 2004.

[25] Pauline Gagnon, « La vie religieuse », dans Saint-Alexandre. 150 ans d’histoire au Kamouraska, 1851-2001, par Colette Lapointe (coord.), Saint-Alexandre-de-Kamouraska, Comité des Fêtes du 150e de Saint-Alexandre-de-Kamouraska, 2001, p. 36.

[26] André Robichaud, Une traversée dans le temps… à l’abri de l’oubli. Saint-Aubert, 1858-2008, Montmagny, Éditions La Plume d’Oie, 2009.

[27] J.-B.-A. Allaire, Dictionnaire biographique du clergé canadien-français. Les anciens, Montréal, Imprimerie de l’École Catholique des Sourds-Muets, 1910.

[28] Joseph-Edmond Roy, Nicolas Le Roy et ses descendants. Notes pour servir à l’histoire de la famille Le Roy, Québec, Imprimerie générale A. Côté & Cie, 1897, p. 235.

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