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portrait

Kumi Sasaki, menue frottée

Cette Japonaise, installée à Paris pour fuir le machisme de son pays, raconte ses années d’écolière à Tokyo harcelée par les «frotteurs» du métro.
par Arnaud Vaulerin, Photo Rémy Artiges pour Libération
publié le 28 décembre 2017 à 17h16
(mis à jour le 28 décembre 2017 à 17h52)

L'effroi de la proie : sécheresse du ton et choix des mots, tout le nomme. Entre deux silences en suspens, Kumi Sasaki se revoit «figée», «glacée», «perdue». Elle avait 12 ans et 3 mois. Ce matin de juin 1993, elle se rend à l'école, anxieuse avant le grand examen trimestriel. La rame de la ligne Yamanote, le périphérique ferroviaire de Tokyo, est bondée. Petit gabarit de préadolescente sage et menue, Kumi Sasaki se retrouve plongée en longue jupe bleu marine et blanches socquettes à volants dans un wagon de salarymen en costumes uniformes stricts. Soudain, elle sent un pouce sur sa poitrine. Puis, très vite, une autre main lui caresse le cou avant de glisser vers le dos, les cuisses et les fesses. Sept longues minutes silencieuses sous la coupe d'un seul homme. Un inconnu qui l'entoure et la toise du haut de son 1,80 m. Elle ne dit rien. Ne bouge pas. Pas plus que les autres passagers, «qui n'ont pas vu ou pas voulu voir». Il descend à la gare de Shinagawa, après avoir dérobé l'innocence d'une petite fille.

Ce matin-là, bien malgré elle, Kumi Sasaki bascule dans le monde des tchikan, ces prédateurs sexuels avides d'attouchements et de caresses qui peuvent aller jusqu'au viol, comme elle le raconte dans un livre effarant. Le phénomène au Japon, que l'on pourrait assimiler aux «frotteurs» des réseaux franciliens, responsables de 267 000 agressions en 2014 et 2015, est loin d'être anecdotique. Le spécialiste Akiyoshi Saito, qui dirige le département de santé mentale de la clinique Omori Enemoto à Tokyo, a traité des milliers de cas de pervers sexuels depuis qu'il officie. Il a listé les profils très divers des tchikan et les raisons qui les poussent à agresser. Ces dernières années, les autorités japonaises tentent de lutter contre ce crime. Caméras, campagnes d'affichage, mangas, applications pour smartphone, wagons exclusivement féminins, législation plus ferme, appels à la dénonciation, etc. Mais le fléau persiste. Les fillettes ne sont pas toutes dans le viseur des agresseurs, mais plus timides, plus solitaires, plus fragiles, certaines ont le triste privilège d'être davantage prises pour cibles.

Kumi Sasaki en a été victime «pendant six ans, et presque tous les jours». Et ce long calvaire silencieux ne cesse de stupéfier et d'interroger. Une fois, un tchikan introduit un doigt dans sa culotte et lui touche le sexe. Un matin, un employé s'amuse avec son parapluie. Un autre la remercie après l'avoir violentée. Un après-midi, un étranger se masturbe devant elle et sa copine Yuri, elle aussi proie régulière des tchikan. Un soir, descendue du train, elle est dans la rue quand un imperméable kaki qui la suit lui crie : «J'ai envie de jouir en toi.» Elle n'a pas 13 ans. Quand elle entre à l'université à 18 ans et qu'elle a remisé sa tenue d'écolière dans le placard des cauchemars, les fétichistes de la fillette à socquettes et jupette s'éloignent.

Ce soir, la trentenaire est assise dans un café du quartier japonais près de l'Opéra, à Paris. Le buste droit, les jambes à l'équerre, assise sur le bout de la chaise. Tenue et contenue. Derrière sa tasse de café avalée du bout des lèvres, elle apparaît en discrète distante. Mais on perçoit vite que la jeune interprète free-lance et chercheuse en histoire, passionnée de Gide, nourrie à la fantasy de C.S. Lewis, est sur le qui-vive. En insoumise presque, même si elle ne divulguera pas sa réelle identité de peur de perdre ses missions auprès de grands groupes japonais pour lesquels le respect de la sacro-sainte harmonie et le refus des scandales sont les vertus cardinales du vivre ensemble et de la primauté des affaires. «Elle est d'une détermination extrême. Elle a persévéré des années durant pour parler de ce dont elle a été victime et de l'impunité terrible qui s'en est suivie», témoigne l'écrivain Emmanuel Arnaud, qui l'a aidée à mettre en forme son témoignage.

Dans ce texte thérapie, cette aînée d'une famille de deux enfants de la classe moyenne tokyoïte (mère au foyer, père banquier) n'apparaît guère en pleureuse victimaire. Mais elle ne se prive pas de remettre les pendules à l'heure. Le soir de sa première agression, Kumi raconte tout à sa mère. Le retour est lapidaire : «C'est aussi de ta faute, tu vois…» Au même moment, les enseignants minimisent et ironisent. Même sa confidente Yuri, qui a subi les mêmes agressions, se fait l'apôtre de la soumission silencieuse. Viendront les tentatives de suicide et ces trois minutes de compte à rebours inabouti qui ont failli la voir se jeter sous le train. Yuri arrivera juste à temps. «Si on n'est pas protégé par sa famille, qu'est-ce qui reste ?» analyse Emmanuel Arnaud, évoquant ces six années passées à ne pas crier, à ne pas gesticuler, à ne pas pleurer. Une fois, pourtant, Kumi Sasaki a piégé un tchikan en le conduisant à la police. Il s'en est tiré avec des admonestations policières et des excuses sommaires. Aujourd'hui, la famille a compris. Retraités, les parents se sont installés à Paris avec leur fille, en partie pour fuir un «Japon limité et étouffant» ligoté par ses conventions et ses traditions, explique Kumi Sasaki. Après douze années de résidence en France, et non sans raison, elle fustige une société nippone machiste et un monde du travail dopé à la testostérone patriarcale, tétanisé par l'obéissance et le silence.

Dix-huit ans après sa dernière agression, Kumi Sasaki n'est pas pour autant passée en mode archivage et apaisement. «J'ai toujours voulu raconter mon expérience, aider les autres.» Elle savoure, avec un grand sourire, la parole libre des femmes qui balancent leur porc et assaillent la citadelle Weinstein et consorts. Avant de critiquer les articles de la presse nippone qui ont évoqué un «problème américain». «Bien sûr qu'il y a des agressions de femmes au Japon. Mais celles-ci n'osent pas parler car il ne faut pas casser l'harmonie, cingle-t-elle en détaillant combien l'érotisme et l'industrie du sexe irriguent les relations d'affaires. Il y a cette idée que les femmes, et surtout les jeunes, voire les très jeunes, sont les récompenses des hommes qui travaillent et ont de l'argent.» Kumi Sasaki nomme les choses avec une froideur parfois médico-légale qui s'évite l'impudeur. Elle ne tait pas les «moments difficiles des rapports sexuels» avec son premier petit copain. Il a eu «beaucoup de patience», raconte-t-elle en enchaînant sur sa difficulté à vivre aujourd'hui une relation avec un homme au Japon, où elle se rend deux à trois fois par an. Elle se dit gourmande et se proclame même gastronome, avec une «vraie passion pour la cuisine française». Elle a «beaucoup aimé» le film de Frédéric Tcheng, Dior et moi, qui «montre bien le conflit intérieur du designer, et comment des hommes peuvent créer des choses extraordinaires malgré les difficultés». Faire naître un imaginaire peut aussi se révéler une échappatoire. Salutaire.

6 mars 1981 Naissance à Tokyo.
1989-1993 Expatriée à Hongkong avec ses parents.
18 novembre 1993 Première agression dans un train.
3 septembre 2005 Installation en France.
Novembre 2017 Parution de Tchikan (Thierry Marchaisse).

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