Menu
Libération

Le type sous ma fenêtre qui a chié devant moi

Sdf . Les Morts de la rue recensent 380 décès chaque année en France.
par FRANÇOIS DUPEYRON
publié le 25 mars 2010 à 0h00

Sous ma fenêtre, dans un passage couvert, un SDF a installé son pieu… de fortune, on dit ça ! Un carton pour isoler du sol, un autre pour arrêter le vent, un sac de couchage. Je l’entends qui gueule… je reconnais la voix, c’est le gars que je vois depuis trois ou quatre ans, sur le boulevard… là aussi, il lui arrive de gueuler, le bras tendu vers rien du tout, il a sûrement disjoncté depuis longtemps.

Maintenant, je sais qui dort là, la nuit, mais surtout, vacherie ! je le vois qui se déculotte, s’accroupit au-dessus d’une grille d’évacuation d’eau… il s’accroupit… je reviens un moment après, il se lève, le cul à l’air, va chercher du papier, revient… je reviens un moment après, il se reculotte, et je vois le papier sur la grille, il a chié là ! Chié, dis-donc ! Il faut bien qu’il se soulage quelque part ! à côté de son pieu, face aux passants qui se pressent sous la pluie… merde alors ! qu’il dorme là, je m’y suis habitué, j’en ai même oublié que c’est un homme, mais de surprendre cette intimité… Qu’est-ce qu’il lui en reste, est-ce que ce mot a encore un sens ? Il chie sous ma fenêtre, cinq étages plus bas, c’est assez loin, mais j’en suis tout remué… Oh, pas à pleurer, mais… à l’écrire tout de même. Il a fallu qu’il chie devant moi pour que je revienne sur terre, c’est un homme, nom de Dieu ! obligé, contraint, qui en est arrivé là…

Faire-part. C'était samedi soir, j'ai regardé le match de rugby, la France a gagné, mais pas de quoi lever le menton. Ce matin, je rencontre Thierry, responsable de l'association les Morts de la rue, il ne me la fait pas prêchi- 380 morts dans la rue, par an, en France : plus d'un par jour ! 150 à Paris… 10 dans des voitures… 4% de femmes, 4 enfants… moyenne d'âge : 47,6 ans (espérance de vie pour les hommes en France, 74,6 ans, à Madagascar, 53).

Depuis 2001, l'association recense les décès. Une personne au moins accompagne le corps au cimetière des indigents… Ils préviennent, dans la rue, les autres SDF et les riverains qui ont pu approcher Pierre, Ali ou Vladimir, qu'il est mort… C'est important de savoir. Ils demandent à la police de prévenir la famille… Le journal la Croix publie les faire-part. Il arrive qu'un frère, une sœur, un parent vienne et découvre le bout de rue, et le vide, et le drame qui vont avec… Le type, sous ma fenêtre, a bien une famille, lui aussi, quelque part…

J’apprends que beaucoup sont passés par la Dass, des enfants trimbalés pour qui le «lien» restera toujours une peau de chagrin… vas-y que je décroche, je me retrouve seul, plus personne pour me rattraper, tu parles si je connais !… Les femmes semblent y échapper. Parce qu’il ne faut pas croire, on ne meurt pas plus en hiver qu’en été ! Non, c’est l’usure, la violence de la rue, la loi du plus fort, et plus d’espoir, l’abandon… on meurt à petit feu (5% se suicident)… le type d’en bas, est-il en train de mourir ?

Incrusté. Et puis, on ne tombe pas dans la rue du jour au lendemain… alors l'association recense, fait savoir, et dénonce… Deux fois par an, elle organise un cimetière éphémère, une fois, sur le parvis du Palais-Royal, devant le Conseil d'Etat… 150 bouts de papier étalés par terre, avec le prénom et l'âge du disparu, une rose dessus… une autre fois devant le Panthéon, parce que tous les hommes sont grands ! Oui, certains plus que d'autres, on connaît… Et puis faire passer l'idée qu'on peut toujours se remettre en route, il suffit parfois de pas grand-chose… donc, dire et redire, et rendre sensible, parce qu'on s'habitue… on s'habitue à tout ! à ce type sous ma fenêtre. J'en ai vu combien, dans mon quartier, que j'ai cessé de voir du jour au lendemain ?

Si je faisais un film, je filmerais ce type qui a chié devant moi, parce que cette image s'est incrustée, et puis… mais je ne le ferai pas ! je n'essayerai même pas ! parce que… mes neurones se sont alignés, ils «savent», qui en voudra de ce sujet ? Et même si je le tournais, qui le diffuserait ?…. Et même, qui irait le voir ? Là, c'est une autre sorte de censure, une autre saleté. Restent la littérature, un Libé par-ci, un reportage radio par-là, un film… et les associations. Je suis surpris de voir qu'il y en a autant, en France, de bonnes volontés… C'est ça la misère.

Pour aller plus loin :

Dans la même rubrique