Hourya Bentouhami : Machin-la-Francophonie ou les errances de la Françafrique

TRIBUNE. « Un plan d'ensemble pour le français et le plurilinguisme dans le monde » devrait être dévoilé très prochainement. Problème : il a des accents de déjà-vu.

Par Hourya Bentouhami*

Hourya Bentouhami au jardin du Codesria à Dakar, lors des Atleliers de la pensée de 2016.

Hourya Bentouhami au jardin du Codesria à Dakar, lors des Atleliers de la pensée de 2016.

© Photo Antoine Tempé

Temps de lecture : 7 min

Le « plan d'ensemble pour le français et le plurilinguisme dans le monde » visera à « moderniser » et « déringardiser » l'image de la francophonie, c'est-à-dire du français parlé à travers le monde. Or cette rhétorique de la modernisation à venir ignore l'ensemble des modernités vernaculaires, des tremblements poétiques et politiques dont les Français non nationaux sont déjà porteurs. Mais, plus encore, ce discours de modernisation, élaboré depuis Paris, a des accents de déjà-vu.

Comment, en effet, ne pas y voir la volonté du président Emmanuel Macron d'étendre à l'espace francophone et spécifiquement africain les appels à la déréglementation et à la libéralisation des économies au bénéfice des entreprises et fondations françaises ?

Comment ne pas y voir un pacte renégocié de la Françafrique à la papa avec des dictatures africaines soliloquant merveilleusement dans un français qui bégaie son allégeance aux puissances économiques et politiques de dépaysement (entendez déstructuration des économies locales de subsistance, promotion des économies d'extraction et de loisirs de l'Afrique-safari) ?

Comment ne pas voir dans la promotion du seul français des arts et de l'économie la négation de ces porteurs de monde que sont les migrant·e·s africain·e·s, pour une grande part locuteur·ice·s francophones, et voué·e·s à l'effroi d'une mort violente dans leur rêve d'Europe ?

Ce qui se donne à voir en filigrane dans cette « nouvelle » politique de la francophonie, c'est donc, pour pasticher Paul Eluard, ce « dur désir de durer » d'une Françafrique qui rêve de se doter d'un « soft power« capable de faire passer derrière l'usage circonstanciel d'une langue commune les accords économiques de libéralisation des marchés africains, et de sceller ainsi cette amitié entre une Europe et une Afrique qui ne cessent de produire des migrants « illégaux ». Or on ne peut promouvoir le français en faisant comme si le taux d'analphabétisme si élevé en Afrique n'était que le résultat logique d'un désavantage comparatif du continent dans l'économie-monde : il est bien le résultat d'une ignorance organisée (comme le précisait récemment Achille Mbembe) où le parler et le penser en français sont réservés à une élite, qui peine à critiquer la tyrannie et la terreur du capitalisme, du sexisme et du racisme.

Langues coupées et marchands de sable

Cette francophonie-là, fétiche et masque, ressemble à ce « Machin-la-Hernie » que décrivit avec tant de talent le regretté Sony Labou Tansi : à l'image clauquediquante d'un français « métropolitain » qui se croit le centre des différents français et qui, par cette vision monoglossique et excroissante de la langue, coupe les autres langues françaises qui ont pourtant toujours été françaises autrement, c'est-à-dire porteuses non pas d'une nation, mais d'une pluralité de mondes possibles où s'enchevêtrent vivants et morts.

C'est donc contre la tautologie identitaire d'un français mâle, qui considère « sa féminisation » comme un attentat à sa noblesse et qui cherche à mesurer sa puissance planétaire au gré du nombre des locuteurs et des territoires conquis à son marché et à ses poupées-dictateurs-fétiches, que se dressent celles et ceux que l'on a vite placés du côté des mal-parlants, des bâtards de la langue Maman-Nationale (pour reprendre les termes de Labou Tansi) : tou·te·s ces bafouilleur·se·s d'un français bâtard, mal né, habile, rusé, contre-hégémonique qui ne cessent de faire varier la langue française jusqu'à la rendre heureusement méconnaissable des gardiens de la langue française « métropolitaine ».

Voici donc que des versions françaises contre-poétiques s'entêtent à ne pas mourir, et à hanter ces dictateurs coupeurs de langues lorsqu'ils s'écrient à chacune de leur apparition spectrale, tel un Martial dans La Vie et demie de Sony Labou Tansi : « Je ne veux pas mourir de cette mort-là. » C'est ainsi que les migrants disent à Vintimille, dans un français qui rappelle par la simplicité de son énonciation la présence sonore et nomade de nos existences : « Laissez-nous passer. » 

Derrière cette politique d'une francophonie aphone**, qui refuse de laisser passer ces supposés autres, se profilent le mythe de la filiation et la logique de la tautologie identitaire. Ce mythe et cette logique ont leur pendant économique que résument bien les politiques françafricaines : d'un côté, externaliser en Afrique le gouvernement répressif des corps migrants et, de l'autre côté, recréer artificiellement sur le continent africain les conditions du confort occidental – et en l'occurrence français – par la domestication, le « désensauvagement » d'espaces considérés comme hostiles pour des Français de France désacclimatés, expatriés, en voyage d'affaires, de noce ou de loisirs, heureux de se retrouver dans des pays où l'on parle français plus ou moins « comme à la maison ».