Babar, un éléphant au classicisme trompeur

Extension du cadre, poésie de l’écriture, rythme des planches… Avec son héros sage, Jean de Brunhoff a révolutionné la littérature enfantine dans les années 30. Un livre somme rend hommage à son génie souvent mal compris.

Par Michel Abescat

Publié le 20 décembre 2017 à 18h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 01h37

C'est une histoire qui remonte à quarante ans. Isabelle Nières-Chevrel, alors étudiante en littérature, s'était promis d'écrire, « un jour », un livre sur Jean de Brunhoff, le père de Babar. L'illustre petit éléphant avait été la « grande affaire » de son enfance. Chaque été, il était le compagnon de vacances de la tribu de cousins, un membre à part entière de la famille où les grandes personnes elles-mêmes avaient coutume de dire, quand un enfant faisait une bêtise, s'emparant d'un couteau par exemple : « ce n'est pas un joujou, monsieur l'éléphant ! », réplique tirée du premier album que tout le monde connaissait par cœur.

Les années ont passé, l'étudiante s'est muée en professeure et les livres pour enfants sont devenus la grande affaire de celle qui allait créer, à Rennes, le premier enseignement universitaire français consacré à la littérature jeunesse. Mais le temps manquait pour écrire sur Babar... jusqu'à ces dernières années, quand la retraite a enfin libéré le temps. Bien placée pour savoir que Jean de Brunhoff n'avait guère suscité de travaux de recherches, plus que jamais persuadée que sous l'apparente bonhomie de ses albums se révélent un créateur et un précurseur hors pair, Isabelle Nières-Chevrel s'est ainsi attelée à la tâche, quarante ans après la promesse qu'elle s'était faite. Son livre, « Au pays de Babar », qui vient de paraître aux Presses Universitaires de Rennes, est une somme d'érudition écrite dans une langue claire, accessible au plus grand nombre. Un voyage largement illustré dont elle se fait le guide avec un évident plaisir.

Qui était Jean de Brunhoff ?

A quelques jours près, il est né avec le XX° siècle, le 9 décembre 1899. Il était le benjamin d'une famille de quatre enfants, des bourgeois plutôt aisés et cultivés. Et, grand atout pour le futur auteur d'albums de jeunesse, toute la famille travaille dans l'édition d'art et la presse. Maurice, son père, est l'éditeur de Villiers de L'Isle-Adam et des fameux programmes des ballets russes. Sa sœur aînée, Cosette, a épousé Lucien Vogel, l'éditeur du Jardin des modes, qui lancera, en 1928, l'hebdomadaire Vu, l'ancêtre de Paris Match. Jacques, le premier de ses frères, seconde leur père et lance Le Décor d'aujourd'hui. Quant à Michel, le deuxième frère, il va devenir, en 1929, rédacteur en chef de l'édition française de Vogue. Jean de Brunhoff est donc le petit dernier d'une famille vouée au monde du texte-image.

Histoire de Babar, le petit éléphant, 1931

Histoire de Babar, le petit éléphant, 1931

© Jean de Brunhoff

Quand lui est venue l'idée de faire des livres pour enfants ?

Pas tout de suite. Dans un premier temps, c'est la peinture qui l'intéresse. Bachelier en 1917, il entame une licence de lettres, rapidement interrompue par sa mobilisation en avril 1918. Après la guerre, il s'inscrit à l'école des beaux-arts de Rennes, puis à l'Académie de la Grande Chaumière, une école d'arts privée, à Paris. D'après la correspondance à laquelle j'ai eu accès, son père n'est que modérément emballé par son projet et je ne suis pas sûre que Jean aurait fait une grande carrière de peintre. Les tableaux qui restent montrent qu'il n'avait pas compris combien la question du rapport au réel s'était transformée depuis la fin du XIXe siècle. A l'époque, il ne peut de toutes façons pas vivre de sa peinture, il s'est marié en 1924 avec une jeune pianiste, Cécile Sabouraud, et quand naissent leurs deux fils, le couple dépend financièrement de leurs familles. C'est son père qui lui suggère de se tourner vers l'illustration de livres pour enfants, ses relations peuvent l'aider. Mais Jean repousse cette idée jusqu'au moment où il contracte la tuberculose dont il va guérir, mais qui l'oblige à vivre pour partie à la montagne et à la campagne. La suggestion paternelle commence alors à cheminer en lui…

“A l'instar de nombre d'artistes, c'est un hasard qui l'a mis sur le chemin de son œuvre.”

Comment va naître alors l'histoire de Babar ?

Par hasard, un soir de l'été 1930. La scène se passe à Chessy-sur-Marne, dans la maison du docteur Sabouraud, le père de Cécile. Les deux garçons, Laurent et Mathieu, ont alors cinq et quatre ans. La famille vient de recevoir une lettre d'une cousine de Jean, qui vit au Kenya, et écrit que l'ambassadrice de Belgique a recueilli un petit éléphant dont la mère a été tuée par des chasseurs. Au chevet de Mathieu qui a mal au ventre, Cécile s'empare de cette anecdote pour inventer, sur le champ, une histoire à lui raconter. Emballé par ce récit, Mathieu s'empresse de le rapporter à son frère et les deux garçons finissent par se précipiter auprès de leur père. Et c'est ainsi que Jean de Brunhoff, pour faire plaisir à ses fils, entreprend de prolonger cette histoire et de confectionner un album en pliant une grande feuille de papier... Au départ, il n'avait l'intention que de faire quelques dessins, mais il s'est pris au jeu et, très vite, découvre qu'il aime écrire et prend plaisir à se confronter à un objet radicalement nouveau pour lui. Il passe de la surface plane et unique de la toile à la structure complexe de l'objet-livre où l'espace doit être utilisé pour raconter conjointement par le texte et l'image. A l'instar de nombre d'artistes, c'est un hasard qui l'a mis sur le chemin de son œuvre. Ce premier album l'a révélé à lui-même. Et, après ce déclic, la machine va s'emballer.

Le roi Babar, 1934

Le roi Babar, 1934 © Jean de Brunhoff

Que voulez-vous dire ?

Qu'il va enchaîner les albums. Le premier, Histoire de Babar, le petit éléphant, est publié en 1931. Jean de Brunhoff a travaillé sur un grand format (26,5 x 37). D'après la légende familiale, Hachette aurait refusé d'en être l'éditeur au motif que le livre serait trop cher. Pour venir en aide à Jean, la famille décide alors de publier l'album aux éditions du Jardin des modes, créées pour l'occasion. Vendu 35 francs, il se situe effectivement parmi les albums les plus chers de l'époque, mais il connaît immédiatement un très grand succès. Encouragé, passionné par ce qu'il fait, Jean de Brunhoff enchaîne avec un second album qui sera publié l'année suivante, Le voyage de Babar, une sorte de roman d'aventures et de mise à l'épreuve du héros : le petit éléphant est-il vraiment digne d'être roi ? Réponse : oui ! Dans la foulée, il enchaîne encore sur Le roi Babar, un album plus statique, une sorte d'utopie qui tente d'ouvrir les enfants à ce que pourrait être une société idéale. Ce troisième livre paraît en 1933. Et là, l'auteur est en panne. Il ne sait pas quoi faire. Il a raconté ce qu'il avait à raconter.

“‘Les vacances de Zéphir’, ce sont également les vacances de l'esprit.”

Le succès s'est confirmé ?

Oui, les trois albums reçoivent un large écho et les deux premiers ont été immédiatement traduits aux Etats-Unis. Pour profiter de ce succès et pallier son manque d'inspiration Jean de Brunhoff décide alors de publier un abécédaire, l'A.B.C. de Babar, qui renvoie à un genre extrêmement ancien, non narratif, dans lequel il se coule facilement. Et l'album, publié en 1934, rencontre à nouveau son public ! Après cet intermède, l'inspiration revient et Brunhoff entame un livre, qui pour moi est un chef-d'oeuvre, Les vacances de Zéphir, qui évacue les personnages de la trilogie précédente et met en scène un petit singe qui apparaissait à la fin du Roi Babar. Ce personnage, d'apparence légère, agile, lui donne d'abord la possibilité d'une autre esthétique, l'aérien, le vertical, à la différence de l'éléphant qu'il faut toujours ancrer au sol. Zéphir est léger, souple, virevoltant. Mais surtout Brunhoff imagine une aventure guidée par l'émotion amoureuse. C'est le premier exemple que je connaisse dans la littérature enfantine française d'une rêverie amoureuse pour sujet principal. Le titre prend ainsi un double sens. Les vacances de Zéphir, ce sont également les vacances de l'esprit. On dit souvent que Max et les maximonstres de Maurice Sendak est le premier grand livre qui met en scène l'intériorité enfantine. Il date de 1963, mais antérieurement il y a eu Les vacances de Zéphir.

Le roi Babar, 1934

Le roi Babar, 1934 © Jean de Brunhoff

Ce quatrième album est le dernier publié du vivant de Jean de Brunhoff...

Oui, cet album est publié par Hachette en décembre 1936, l'auteur est alors dans la pleine maîtrise de son art, mais c'est, malheureusement, le moment où il fait une rechute, victime d'une forme particulière de tuberculose qui se développe parfois chez d'anciens malades. Jean de Brunhoff meurt le 16 octobre 1937, à l'âge de 37 ans. Pendant les derniers mois, au sanatorium, il avait travaillé, dans des conditions évidemment difficiles, pour répondre à une commande d'un journal anglais, le Daily Sketch. Il s'agissait de deux nouvelles aventures de Babar destinées à être livrées en feuilleton. Celles-ci, Babar en famille et Babar et le Père Noël, seront respectivement publiées en albums en 1938 et 1941. Ces deux livres n'ont ni la virtuosité, ni l'inventivité des précédents. Surtout le dernier. Mais, malgré ses défauts, il est extrêmement émouvant et il est facile de le lire comme un texte testamentaire. Au fond, Babar va mourir, il a troqué son habit avec le Père Noël, procédant à une sorte d'échange de magie : je m'en vais, mais je suis toujours là, comme le Père Noël. Jean de Brunhoff aura ainsi conçu sept albums en sept ans dans une violente impulsion créatrice et probablement un fort sentiment d'urgence.

Le voyage de Babar, 1932

Le voyage de Babar, 1932 © Jean de Brunhoff

Pourquoi vous paraît-il un artiste majeur ?

Parce qu'il a réussi à résoudre des problèmes sur lesquels ses prédécesseurs s'étaient cassé les dents que l'on peut résumer dans une question : dans quelles conditions une série d'images peut-elle devenir narrative ? Brunhoff résoud ainsi le problème auquel s'était par exemple heurté Maurice Boutet de Monvel dans les années 1880. Si celui-ci utilise des vignettes pour illustrer les fables de La Fontaine, c'est parce qu'il achoppe sur la question des enchaînements narratifs. Il ne voit pas comment assurer l'enchaînement grahique et verbal entre la page de droite et la double page suivante. Brunhoff trouve la solution en se libérant des illustrations cadrées, en faisant varier le nombre, le format et la disposition de ses images. Certaines pages peuvent ainsi compter cinq ou six images, et d'autres deux, voire une seule. Il découvre comment la tourne des pages permet de construire du narratif, comment, pour faire une pause, on peut placer une image en double page. En un mot, il introduit le rythme et la durée dans un album. Il faut d'ailleurs noter à ce propos que toute sa famille est musicienne, tout le monde joue du piano. La musique fait partie de sa culture. Cette question du rythme des albums est la révolution fondamentale que l'on doit à Brunhoff.

Le roi Babar, 1934

Le roi Babar, 1934 © Jean de Brunhoff

Cela se mesure aussi dans ses textes...

Effectivement, l'écriture de Jean de Brunhoff est étonnante parce qu'à l'évidence, il la contrôle à l'oreille. Chaque ligne du texte correspond à un groupe de souffle, elle suit le rythme de la parole. Ses textes sont écrits pour être lus à haute voix. Ils sont harmonieux, comme des poèmes, on les retient facilement. Nombre d'enfants les connaissent par cœur. Malheureusement, la révolution introduite par Brunhoff va se perdre, parce qu'après la seconde guerre mondiale son œuvre sera victime des transformations économiques et cuturelles du « marché de l'enfance ». Ses albums vont être réédités dans des versions remaniées, réécrites, tronquées, sans marges.

Que s'est-il passé ?

Après la guerre, Hachette se retrouve avec l'héritage de Babar qui ne correspond plus à sa politique éditoriale. Ses responsables considèrent que le petit éléphant est démodé. La modernité désormais, c'est Caroline et sa salopette rouge, l'héroïne de Pierre Probst dont le premier album paraît au début des années 1950. Que faire alors des albums de Babar, grands, chers, élégants, qui ne correspondent plus à la nouvelle stratégie de conquête du marché populaire ? Que faire d'un artiste qui n'a que sept titres à son actif dont un, Zéphir, ne fait pas série ? La première solution consistera à les faire entrer dans des collections au format beaucoup plus petit, donc en tronquant les images, en supprimant les marges. Ou bien à la pagination réduite, en supprimant des passages. Un autre choix consistera à fractionner les albums pour en tirer deux ou trois petits livres : Histoire de Babar, le petit éléphant se multipliera ainsi en L'enfance de Babar, Babar et la vieille dame et Le couronnement de Babar. Plus tard, ce sera au tour de la télévision de transformer Babar. Le texte et la mise en page n'ont plus d'importance. Seuls comptent les histoires et les personnages qui peuvent même devenir les héros d'aventures inédites. Dans la foulée, enfin, apparaîtront les produits dérivés, Babar devenant le support commercial de vêtements de plage ou de jouets. Dans le domaine des enfants, les héros finissent toujours en hachis parmentier. Regardez ce qui arrive à Alice ou à Pinocchio.

Qu'en est-il aujourd'hui ?

Les albums, tels que Jean de Brunhoff les avait conçus, sont quasi introuvables. Une demande existe pourtant pour les vrais Babar. Je suis certaine qu'elle finira par se faire entendre et que l'on verra un jour une nouvelle édition dans l'écriture, le format et la mise en page d'origine. Le plus tôt sera le mieux !

A lire 

« Au pays de Babar. Les albums de Jean de Brunhoff » d'Isabelle Nières-Chevrel, Presses universitaires de Rennes, 322 p., 35 €.

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