Les révoltes arabes l’ont encore démontré : le chemin qui mène de la révolution à la démocratie est long, fragile, incertain. Entre la prise de la Bastille et la chute du Second Empire, la France a patienté quatre-vingt-un ans avant d’accoucher d’un modèle républicain relativement solide et stable. En Russie, cent ans après les révolutions de 1917, « le pouvoir se conjugue toujours au singulier », rappelle l’ouvrage collectif La Russie des tsars (1).

Qu’il soit tsariste, soviétique ou républicain, qu’il soit incarné par des empereurs, des dirigeants du Parti communiste d’Union soviétique ou des présidents de la république, le régime demeure plus ou moins d’essence autocratique. Hier emprisonnés, aujourd’hui marginalisés, les opposants ne représentent jamais des alternatives crédibles. Un mystère pour la grande majorité des Européens, devenus foncièrement démocrates.

« La Russie est-elle condamnée à l’autoritarisme, aux oukases, à la force ? », s’interrogent même certains en assénant les grandes dates de l’histoire russe comme autant d’arguments massues. Aussi loin que l’on remonte, une partie de la Russie a été gouvernée d’une main de fer et l’autre partie livrée au chaos. Ivan le Terrible, Pierre le Grand, Catherine II, Alexandre Ier, Staline : sous la tyrannie de ces chefs emblématiques, le pays a pu se transformer, consolider ou étendre ses frontières tout en renforçant son rayonnement à l’international.

Inversement, les règnes des réformateurs libéraux finissent souvent mal. Alexandre II sera assassiné après l’abolition du servage. Mikhaïl Gorbatchev qui pensait ouvrir le débat, modérer le pouvoir et en instaurer une forme plus démocratique pour sauver l’URSS sera emporté par sa perestroïka. L’Union soviétique n’y résistera pas, Moscou laissant partir sans guère de résistance les pays Baltes, l’Ukraine, la Biélorussie, le Caucase et les républiques d’Asie centrale.

La fascination pour l’homme fort semble se perpétuer

Mais l’histoire offre aussi ses contre-exemples qui interdisent les jugements définitifs. « La Russie a connu des expériences démocratiques positives », tempère l’écrivain Vassili Golovanov en rappelant l’existence au Moyen Âge des républiques de Novgorod et de Pskov qui occupaient de vastes territoires jusqu’à leur annexion par la principauté de Moscou. Au début de l’époque moderne, les Russes ont pareillement fait mentir le mythe que, sans dirigeant fort, il n’est point de salut face à ses voisins volontiers expansionnistes.

C’était le « Temps des troubles ». Le royaume n’avait plus de tsar. L’anarchie, la faim et les épidémies frappaient la population. Polonais, Suédois et Tatars pillaient le pays. « En 1613, de simples citadins s’organisèrent en milice pour chasser les envahisseurs étrangers de la capitale, raconte l’historienne britannique Catherine Merridale. Mais alors qu’ils avaient l’opportunité de reconstituer l’État en ruine, ils préférèrent élire un nouveau tsar, le premier Romanov. » Comme si le peuple se donnait naturellement au roi.

Un leader naturel capable d’unifier la population

À des siècles de distance, la fascination pour l’homme fort semble se perpétuer, s’il faut en croire les sondages très positifs pour le peu démocrate Vladimir Poutine. Ses contemporains, il est vrai, ont souffert durant les années 1990, la décennie des élections libres mais surtout de la thérapie de choc infligée à l’époque de Boris Eltsine qui a plongé des millions de personnes dans la misère. « Pour la majorité des citoyens, la démocratie rime avec oligarchie, pillage des richesses, dépendance à l’égard de l’étranger, banditisme, début de guerre civile », énumère l’auteur Vassili Golovanov.

Dans les souvenirs toujours brûlants des Russes, cette période de relative anarchie a pris fin avec l’élection de Vladimir Poutine en 2000. L’ancien espion du KGB a cultivé l’image du leader naturel capable d’unifier la population, constate la sociologue Françoise Daucé, directrice d’étude à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS). « Ce n’est pas pour rien qu’il a appelé son parti Russie unie, poursuit-elle. Après les deux guerres de Tchétchénie, ses concitoyens craignaient le morcellement de l’État. »

« La Russie est trop vaste, il lui faut un autocrate »

Le pouvoir a toujours entretenu le mythe que seul un système politique centralisé et inflexible pouvait empêcher le délitement du plus grand pays du monde. « La Russie est trop vaste, il lui faut un autocrate », assénait déjà au XVIIIe siècle la tsarine Catherine II. Même amputé de ses anciennes républiques à l’Ouest et au Sud, le territoire demeure un immense puzzle de religions et de nationalités mal reliées entre elles par des routes cabossées, des trains lents et de rares liaisons aériennes.

Mais la taille de l’État russe est-elle vraiment un argument justifiant l’autoritarisme ? Voire. « Le Canada aussi est très étendu », répond le géographe Pascal Marchand qui prépare un ouvrage Idées reçues sur la Russie. Le relief et l’histoire ont en revanche joué un rôle certain dans ce penchant pour les autocrates. Immense corridor entre l’Asie et l’Europe, sans véritable barrière naturelle, les steppes ont vu déferler des vagues successives de guerriers nomades, développant au passage dans le peuple la peur de la menace étrangère.

Le pouvoir délègue son autorité à une élite locale

Pour résister aux invasions, l’État russe a dû se doter d’un système militaire puissant, impliquant de lourdes taxes et un contrôle étroit de la paysannerie. « En même temps, le pays ne s’est jamais doté d’une administration très solide ni très obéissante, poursuit Pascal Marchand. Le tsar ne pouvait rien sans ses fonctionnaires et ne pouvait rien contre eux, ce qui tempère le caractère autoritaire du régime. Toujours fragile, le pouvoir délègue son autorité à une élite locale. » Un constat qui n’a pas beaucoup changé au XXIe siècle.

C’est l’éternel dilemme du dirigeant russe : pour gouverner en l’absence d’institutions fortes, il s’appuie sur une oligarchie régionale et des circuits d’allégeance personnelle plutôt que sur un pouvoir décentralisé jugé pourtant plus efficace. « Le fédéralisme russe n’a existé que sous Boris Eltsine du fait de l’extrême faiblesse du Kremlin », note Peter W. Schulze, cofondateur de l’Institut de recherche Dialogue des civilisations.

L’inertie domine à tous les étages

Le système autoritaire permet de contrôler le pays depuis Moscou, mais pas de le réformer. L’inertie domine à tous les étages. En jouant sur le clientélisme régional, le pouvoir encourage la corruption et le népotisme politique, économique et culturel. « On a vu ces dernières années comment les élites locales ont bloqué la réforme de l’accès à la propriété de la terre pour les agriculteurs », observe par exemple Pascal Marchand.

Cette difficulté à se moderniser a longtemps été imputée à la faiblesse des corps intermédiaires entre le sommet et le peuple : syndicats, patronats, partis politiques… « La Russie n’a que des seigneurs et des esclaves mais rien qui ressemble à un tiers état », écrivait déjà le philosophe Montesquieu. Il existe pourtant aujourd’hui un certain pluralisme, de nombreuses associations et des espaces contestataires, certes relégués aux marges du système politique.

Autant d’indices d’un possible changement, sauf à invoquer la mythique âme russe. « En Russie, l’attractivité du pouvoir fort augmente avec la délégitimation des régimes démocratiques dans nos sociétés, avertit Anna Colin Lebedev, sociologue à l’université de Nanterre. Plus nous faisons le constat que la démocratie va mal, plus le pouvoir aura d’arguments pour défendre son modèle. La Russie n’est pas condamnée à l’autoritarisme mais ce régime semble avoir un boulevard devant lui. »

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L’histoire russe en 9 dates

862. La Rus’ de Kiev.
Les successeurs de Rurik, prince scandinave de Novgorod, bâtissent un État slave sur
une partie de la Russie actuelle, de la Biélorussie et de l’Ukraine avec Kiev pour capitale.

1223. Invasion mongole. Les hordes tataro-mongoles anéantissent la Rus’ de Kiev déjà passablement disloquée en principautés. Coupée de l’Europe, la petite ville de Moscou agrège peu à peu les territoires aux alentours.

1485. La Moscovie. Après avoir libéré Moscou de la suzeraineté mongole et conquis la république de Novgorod, Ivan III prend le titre de « souverain de toute la Rus », se définissant ainsi héritier de la Rus’ de Kiev.

1547. Le Tsar de Russie.Ivan IV dit le « Terrible », premier prince à se faire désigner sous le titre de tsar, s’empare des khanats de Kazan et d’Astrakhan et s’ouvre l’accès à la Sibérie.

1703. Saint-Pétersbourg. Pierre le Grand obtient un accès à la mer Baltique au prix d’une longue guerre avec la Suède et fait construire Saint-Pétersbourg qui devient la nouvelle capitale.

1762. L’Empire s’étend. Sous le règne de Catherine II, l’Empire s’empare de la Biélorussie et de l’Ukraine actuelle et fonde les ports d’Odessa et de Sébastopol.

1917. Le temps des révolutions. Le 2 mars 1917 (le 15 selon le calendrier grégorien), l’empereur Nicolas II abdique sous la pression des révolutionnaires de février qui mettent en place un gouvernement provisoire. Les bolcheviques l’emportent en octobre. L’URSS succède à la Russie.

1953. Mort de Staline. L’homme des grandes purges qui a restauré la puissance russe décède. Son successeur Nikita Khrouchtchev dénonce les crimes du stalinisme.

1991. Fin de l’URSS. La perestroïka lancée par Mikhaïl Gorbatchev débouche sur la fin de l’URSS.

(1) Sous la direction d’Emmanuel Hecht, Éditions Perrin, 21,9 €.