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Libération
Récit

Un bar à droite toute met Strasbourg sous tension

L’Arcadia, dans le quartier Vauban de la métropole alsacienne, abrite un groupe identitaire dérivé du GUD. Sous couvert d’action sociale, la structure constitue l’antenne locale d’un réseau apparu à Lyon, contre laquelle une manifestation est prévue ce week-end.
par Noémie Rousseau, correspondante à Strasbourg. Photos Guillaume Chauvin. Hans Lucas
publié le 2 mars 2018 à 20h06

Winter is ending. C'est un murmure menaçant. Ici, on redoute l'arrivée des beaux jours. Des jours qui rallongent et invitent à s'attarder aux pieds des immeubles. Car on promet des étincelles à Vauban, quartier populaire de Strasbourg où l'extrême droite radicale et identitaire a pignon sur rue depuis décembre, avec son bar associatif, l'Arcadia. A la vague de violences a succédé celle du froid polaire. Tant que la bise gifle les visages, on se regarde en chiens de faïence. Mais le dégel sonnerait «le réveil des chiens», «la fin de l'hibernation du facho», chuchote-t-on, inquiet.

L'Arcadia est affilié au Bastion social, mouvement national présidé par Steven Bissuel, l'ex-boss du GUD de Lyon [lire encadré ci-contre]. Le groupuscule étudiant a annoncé la mise en sommeil de ses activités au profit de cette nouvelle organisation, qui tisse sa toile dans l'Hexagone depuis sa base arrière lyonnaise. Un premier local a ouvert à Lyon en mai 2017, le Pavillon noir. Strasbourg a suivi avec l'Arcadia, puis l'EdelweiSS à Chambéry, Angers, Aix-en-Provence… Car un bastion est un élément de fortification qui, par définition, en appelle d'autres, reliés entre eux pour défendre une place contre des assaillants. Comprendre les migrants. «Les nôtres avant les autres.» La devise résume le versant «social» du Bastion : venir en aide aux sans-abri, mais attention, uniquement ceux bien de chez nous car, c'est bien connu, les pouvoirs publics n'en ont que pour les étrangers au détriment des «Français de souche». Le Bastion social, c'est un conte de fées, l'histoire du GUD qui arrêterait les ratonnades pour les maraudes.

Le 9 décembre, jour de l'inauguration de l'Arcadia, Eddy, à «la petite vie tranquille», a basculé dans un monde parallèle. Il est le patron du BarÔmètre, même trottoir, vingt numéros plus loin. La salle est vaste, la pinte à 3,20 euros. Haut lieu de la vie étudiante. Début décembre, une poignée de nouveaux viennent midi et soir. L'un d'eux demande à privatiser l'établissement pour une «réunion d'agents immobiliers», 70 personnes. Eddy, il lui aurait «donné le bon Dieu sans confession» à ce petit jeune si propret et poli. Et puis ça tombe un samedi après-midi, l'occasion de faire salle comble quand, les étudiants décampant le week-end, le bar tourne au ralenti. Il accepte.

«Reblochon»

15 h 30, Eddy donne un dernier coup de balai, dispose les chaises en arc et leur ouvre. Le bar se remplit. Quand le coup de feu retombe en cuisine et qu'il lève le nez de la tireuse, l'ambiance s'est réchauffée ; les vestes tombées, les tatouages apparaissent. «Ils ont pas trop des têtes d'agents immobiliers», lui fait remarquer son petit frère. Coup d'œil au fond de la salle, un roll-up à la gloire du Bastion social est déplié. Eddy pense d'abord à «un truc comme CUS Habitat», un bailleur social. Discrètement, il vérifie sur Internet. Deux mots s'affichent à l'écran : «mouvement fasciste». Les frères se figent et ne mouftent plus. «On est deux, ils sont soixante-dix.» En vingt-huit ans de restauration, jamais Eddy n'a «autant voulu que son établissement ferme le plus tôt possible». 16 h 50, les faux agents immobiliers s'en vont comme un seul homme quand leur chef sonne le départ. A peine le temps de respirer que les antifas, qui battaient le pavé cet après-midi-là avec 400 personnes pour protester contre l'ouverture du bar identitaire, poussent la porte et accusent Eddy de frayer avec les fachos. Il se justifie, dit s'être fait piéger. Il en est quitte pour prendre un paquet d'affiches qu'il placarde consciencieusement sur l'ensemble des vitrines : «Pas de fachos dans nos quartiers, pas de quartier pour les fachos». 18 heures, une camionnette de la police nationale se gare devant. Soulagement. Tout était donc «sous contrôle», pense le taulier réunionnais, qui raconte toute l'histoire. Sauf que «c'était une patrouille autoroutière, les mecs avaient faim, ils passaient juste chercher des pizzas à côté». Il obtempère quand ils lui conseillent d'enlever immédiatement les affiches, «de la dangereuse propagande». Eddy se sent moins seul depuis qu'il a découvert une histoire similaire à Chambéry, où les identitaires ont signé un bail en se présentant comme l'association «le Petit Reblochon», revendiquant pour objectif la «défense des saveurs et du patrimoine savoyards». Quartier Vauban, tout le monde se surveille. Les habitants disent leur peur, les commerçants se méfient, «on ne sait pas qui est qui».

Après avoir quitté le BarÔmètre, les identitaires se rendent dans leurs nouveaux locaux tout proches pour les inaugurer. Mais quelques heures plus tard, les enfants de chœur dérapent. Vers 1 heure du matin, un homme de 21 ans d'origine algérienne est passé à tabac. Vingt contre un. Deux hommes sont interpellés, ils reconnaissent sortir de l'Arcadia. Le premier est un Haut-Rhinois de 25 ans sans passé judiciaire, qui écope en comparution immédiate de six mois avec sursis et 500 euros d'amende. Le second n'est autre que Thomas Beauffet, 30 ans, trésorier de l'association qui gère l'Arcadia. Sur le papier, c'est «Solidarité Argentoratum», (ancien nom de Strasbourg) dont la vocation est la promotion des traditions locales. Lui écope de huit mois ferme : il est déjà connu des services de police. Il s'est notamment illustré le soir du second tour de la présidentielle, quand un groupe d'identitaires encagoulés a fondu sur une manifestation anticapitaliste avec matraques et tirs de mortier. Quinze militants d'extrême droite avaient alors passé la nuit en garde à vue. Pour les antifas, c'était un signal que quelque chose évoluait. L'un d'eux explique : «Jusqu'à présent, on avait affaire à des fafs isolés, pas très organisés, qui allaient au stade, tapaient sur les gens et collaient des affiches. Là, pour la première fois, ils se sont mis à faire de la politique.»

Poitrines moulées

Mi-janvier, l'Arcadia accueille l'activiste néofasciste Gabriele Adinolfi pour une conférence. Réponse populaire la semaine suivante : plusieurs centaines de personnes défilent en centre-ville à l'appel du collectif nouvellement créé «Fermons l'Arcadia». Dans les rangs, des élus, des activistes, des parents. Le quartier Vauban est bouclé par les CRS. Mais après la manif, une nouvelle agression se produit dans le tram. Deux hommes alcoolisés sont arrêtés. Ils sortent de l'Arcadia mais nient être membres du groupe identitaire. Dans la foulée, le conseil municipal de Strasbourg adopte à l'unanimité une motion de principe réclamant au préfet la fermeture du local. Les conseillers frontistes quittent leur siège au moment du vote. Sur les réseaux sociaux, des élus FN de toute la France s'indignent qu'on s'attaque à cette œuvre si charitable envers «les nôtres» et affichent leur soutien aux identitaires. D'ailleurs, Lionel Benis, vice-président de l'Arcadia, figurait sur la liste du candidat FN aux municipales de 2014. Dans une vidéo, le trésorier Thomas Beauffet, avant d'appeler à voter Marine Le Pen, se déclare «purement et simplement fasciste», comparant les étrangers à «des rats». Puis il y a le président de l'association, Valentin Linder, ex-GUD, qui aime poser avec un fusil automatique sur Instagram.

Tout ce beau monde fait une petite descente au centre administratif. Manque de bol, le samedi, les bureaux des élus municipaux sont déserts. A défaut de pouvoir les intimider et les prendre à partie sur le sort des SDF «bien français», ils se rabattent sur un conseiller politique. Ils sont même venus avec «Robert le SDF», désormais star des réseaux sociaux. Car c'est toujours lui qui apparaît sur la page Facebook, où l'on voit cette «victime de l'inaction des pouvoirs publics» à table en train de manger, ou dehors sous ses couvertures, visité par «l'équipe». Ils remettent de bien jolis sacs en papier blanc au logo Bastion social. L'album montre aussi une maigre collecte de nourriture au cordeau devant un supermarché. En guise de bannière Facebook, des poitrines moulées dans les produits dérivés, tee-shirts bleus floqués. Morceaux choisis, puisqu'on ne montre pas de visages. L'impact auprès du public en grande précarité serait risible s'ils n'«attisaient la haine entre SDF», explique Monique Maitte, porte-parole du collectif de citoyens SDF Alsace. «Cela fait trois ans qu'on alerte.» La situation s'est dégradée, aussi n'a-t-elle pas été surprise de voir débarquer les identitaires sur ce terrain.

Soirée déguisée

Légalement, c'est l'impasse. Le local du bar est loué en bonne et due forme à un propriétaire privé pas trop regardant. En clair, tant que le loyer tombe, pas d'expulsion en vue. Et l'Arcadia, pour échapper aux normes imposées aux établissements recevant du public, ne laisse plus entrer que ses adhérents. La préfecture, qui se dit «particulièrement vigilante», a diligenté une inspection pour le vérifier début février. Le procès-verbal est entre les mains de la ville. Reste donc le trouble à l'ordre public. «Tant qu'ils ne font pas de faux pas majeur, ça va être compliqué de les déloger, lâche la présidente d'une association de quartier. On est dans cette situation absurde où on attend que quelque chose de grave arrive.» Début février, plusieurs élus se sont affichés chez Eddy pour «dénoncer l'instrumentalisation de la misère sociale», réclamer non seulement la fermeture de l'Arcadia mais aussi la dissolution du Bastion social par le gouvernement. «Un rassemblement transpartisan» où l'on se défendait de toute «récupération politique» et durant lequel les néodéputés marcheurs s'affichaient pleinement, comme légitimés par le fait que les premières violences ont éclaté le soir où Emmanuel Macron entrait à l'Elysée. Les associations sont sceptiques. «Résister, c'est ne pas céder à l'émotion, ne pas être dans la démonstration, occuper plutôt le terrain, surtout celui de la solidarité et de l'éducation populaire. On continue de faire du lien, de promouvoir l'ouverture à l'autre. Nos projets prennent encore plus de sens», explique-t-on au centre socioculturel. Côté antifas, on veut «pérenniser un cadre antifasciste et mettre sur pied une méthode importable dans les autres villes pour contrer la mouvance d'extrême droite qui se structure». Ce week-end, troisième rassemblement en centre-ville pour la fermeture du local, suivi de concerts, débats et conférences. En parallèle, l'Arcadia organise une soirée déguisée.

Mercredi après-midi, deux étudiants fort courtois cherchent l'Arcadia. Pourquoi ? «Curiosité.» Rencontre du troisième type : ils vivent chez leurs parents, de gauche, issus de l'immigration, qui leur ont interdit de s'encarter au FN. Ils se seraient bien rapprochés du groupuscule d'Alain Soral, Egalité et réconciliation, mais ne trouvent pas d'antenne locale. Alors ils aimeraient «boire des bières avec des gens comme eux».

Jeudi, c'est soir de permanence à l'Arcadia. La vitrine arborant le drapeau tricolore est criblée d'impacts au marteau. La serrure collée, l'interphone aussi. On frappe avec insistance au rideau de fer. Nos demandes d'interview ont échoué. Valentin Linder apparaît, belle gueule, sans arme cette fois. «Libération ne fait pas partie des médias sélectionnés.» Il ne parlera pas mais se grille une clope. Si on n'était pas Libé, il nous expliquerait que le modèle, c'est CasaPound, qui a commencé par occuper un immeuble à Rome en 2003 pour y reloger des familles, aujourd'hui présent dans 100 villes et qui pèsera dimanche sur les législatives italiennes. Une flopée de gendres idéaux sort du local. Linder les arrête. Ils étaient prêts à embrasser Libé comme le pain chaud.

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