Jan Tomasz Gross : l'historien de la Shoah jugé antipatriote par le gouvernement polonais

L'auteur polonais s'est vu retirer sa médaille d'Ordre du mérite reçue en 1996 pour avoir publié “Les Voisins, un massacre de Juifs en Pologne”, dans lequel il décrit la complicité des Polonais dans les crimes nazis en 1941.

Par Gilles Heuré

Publié le 18 février 2016 à 11h15

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 02h27

Antipatriote : c’est l’accusation que vient de porter le gouvernement polonais contre l’écrivain Jan Tomasz Gross, auteur notamment de Les Voisins, un massacre de Juifs en Pologne (Fayard, 2002), livre dans lequel il imputait à des Polonais le massacre de mille six cents Juifs dans la localité de Jedwabne, le 10 juillet 1941. Et par une mesure qu’on pourrait qualifier de disciplinaire, il vient de se voir retirer la croix de chevalier de l’Ordre national du mérite, distinction qui lui avait été attribuée en 1996. Lors de sa publication, ce livre avait soulevé de nombreuses controverses au sujet notamment du manque de précautions méthodologiques de l’auteur sur une période aussi tragique.

L’utilisation des témoignages des survivants, le degré d’implication des Polonais par rapport aux Einsatzgruppen allemands, le flou sociologique sur l’étude de la localité et la volonté, à partir de cet épisode de Jedwabne, de généraliser le comportement antisémite des Polonais pendant la Seconde Guerre mondiale avaient donné lieu à de multiples débats. A ce sujet, on pourra lire l’article que lui avait consacré l’historien Jean-Louis Panné dans la Revue des études slaves en 2004. Pour autant, et quelque soit l’ampleur des questions qui peuvent se poser autour d’une étude portant sur cette période, le travail de Jan Tomasz Gross doit rester dans un cadre universitaire et n’a pas à être stigmatisé par le gouvernement de Jaroslaw Kaczynski dont nombre de Polonais, comme lors de la manifestation à Varsovie le 23 janvier dernier, dénoncent les menées antidémocratiques.

Un gouvernement qui, par ailleurs, tente de verrouiller l’histoire de cette période. Il est ainsi envisagé, comme l’a annoncé il y a deux jours Patryk Jaki, vice-ministre de la Justice, d’appliquer une peine de cinq années de prison à quiconque évoquerait les « camps polonais » plutôt que « camps nazis installés en Pologne ». Zbigniew Ziobro, ministre de la Justice a surenchéri en définissant les termes du délit éventuel : « une attribution publique, au mépris des faits, à la République de Pologne ou à la nation polonaise du fait d’avoir été coresponsable » des massacres nazis. La question de la participation active de policiers polonais, lors, par exemple, de l’expulsion des Juifs de Cracovie en août 1940, comme le relate l’historien américain Christopher R. Browning dans Les Origines de la Solution finale (éd. Les belles lettres, 2007, p. 150) et, plus généralement, l’évaluation de l’antisémitisme en Pologne sont des thèmes dont les historiens s’emparent depuis longtemps, comme le font d’ailleurs aussi bien d’autres quand ils cherchent à comprendre les degrès de collusion entre la population d’un pays occupé et l’occupant. Intervenir avec une telle violence dans les débats historiques ne résoudra rien sinon confirmer que le gouvernement polonais fait preuve d’une forme de nationalisme particulièrement inquiétante.

Pour comprendre la portée de telles visées, imaginons que des historiens français comme Henry Rousso ou Denis Peschanski, accusés d’avoir souligné la responsabilité du gouvernement de Vichy et sa complicité avec l’occupant allemand, puissent être pénalement sanctionnés. Quant à Robert Paxton, on pourrait soudainement lui retirer, par décision ministérielle, sa légion d’honneur attribuée en 2009.

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